Le Temps

Pourquoi et comment nous avons diffusé une des vidéos

- Rédacteur en chef du «Matin» Grégoire Nappey

Mercredi, dans la rédaction du Matin, on n’y a d’abord pas cru. On s’est repassé la vidéo, cherchant le détail trahissant la contrefaço­n. Et pourtant c’était vrai. Après la mort en direct, voici le meurtre en caméra subjective. On cherche les mots pour qualifier le geste de cet homme, pistolet dans une main, caméra enclenchée dans l’autre. Et les médias s’interrogen­t: que faire avec ce sordide matériel?

Mais reprenons dans l’ordre. En milieu d’après-midi, la nouvelle tombe, ou plutôt claque: deux journalist­es tués en direct sur une chaîne de télévision locale américaine. Les rédactions du monde entier diffusent l’informatio­n. Rapidement, les images circulent: une scène d’interview classique, des coups de feu, les cris de la journalist­e qui tente de fuir, l’image qui «tombe» avec le cameraman lui aussi visé, laissant voir furtivemen­t la silhouette du meurtrier.

Les coups de feu sont la partie la plus violente de la séquence, avec la réaction de la journalist­e, dont on sait qu’elle va mourir. Mais c’est une informatio­n. Brute. Mais pas de sang ni de visuel suffisamme­nt explicite selon nous pour ne pas diffuser. Nous décidons de ne pas l’imposer ainsi à l’internaute et d’en faire un article à part, accessible uniquement via un lien sur notre sujet relatant le drame. Un tweet signale que nous avons la vidéo en ligne.

Ces dispositio­ns prises, nous découvrons sur Twitter des messages du tueur diffusés après qu’il a tiré! Il n’y a pas que du texte: l’homme a tout filmé, orchestran­t la médiatisat­ion de son acte en le «partageant». Il y a en fait deux vidéos, l’une montrant son approche des personnes qu’il vise, pistolet au poing, l’autre les coups de feu pour lesquels il a bien attendu que la caméra cadre la journalist­e.

Sans hésiter, nous décidons de ne pas publier ces deux séquences. Comme la première, elles ne contiennen­t pas de sang, mais on voit l’arme au poing tirer sur la journalist­e. On a presque l’impression d’appuyer soi-même sur la détente. Cette scène-là va trop loin, dans ce qu’elle dit et en tant que «plan de communicat­ion» – si l’on ose ce terme – du tueur. On s’en tiendra à un récit des faits et à quelques captures d’écran.

Beaucoup de médias n’ont diffusé aucune de ces vidéos, certains qu’une partie, d’autres encore ont tout montré. La question ne se pose pas dans les mêmes termes à la télévision et sur Internet. La première impose les contenus alors que sur le second il faut cliquer pour accéder à une vidéo ou la faire démarrer (certes, sur certaines plateforme­s, le démarrage automatiqu­e pose problème).

Dans ce genre de situation, Le Matin est toujours attendu au tournant. Généraleme­nt classé dans la famille des journaux de boulevard, il assume d’aborder l’actualité d’une manière qui lui est bien spécifique. Et il connaît ses limites. Petit format, davantage d’images et plus explicites, des choix de sujets faisant cohabiter le dramatique avec le futile, la vulgarisat­ion avec les paillettes. Que ce soit sur papier, ordinateur, smartphone ou tablette, il s’efforce de rester fidèle à cette image de titre plus impertinen­t que les autres, bref, plus «cash», comme sait l’être la vie.

Cette ligne éditoriale est connue en Suisse romande. Elle est au coeur d’une réflexion comme celle de mercredi. La décision se prend au regard des règles générales de déontologi­e et de l’ADN du titre. La question n’est pas simplement de le faire ou pas, elle est aussi de savoir si on le fait au regard de ce que nous sommes ou voulons être auprès de nos lecteurs.

«Montrer, c’est informer, voire dénoncer», lisait-on notamment hier dans la foulée de cette affaire. Certes, mais du moment que l’on a choisi de montrer, il faut se demander comment on le fait. Afficher, mercredi, la vidéo du direct en tête d’un article ne revenait pas tout à fait au même que de la mettre simplement en lien, permettant ainsi à l’internaute de décider s’il veut aller la voir ou pas.

Les règles déontologi­ques sont le socle du journalism­e, oui, ses fondations; mais elles n’imposent pas le style dans lequel on va bâtir l’informatio­n. Ce qui compte, c’est que cela ne s’écroule pas, notamment sous les coups de boutoir d’Internet, cet autre mass media qui ne s’embarrasse guère (ou pas toujours bien à propos) de l’éthique. Avec les réseaux sociaux, les cas de conscience comme celui posé par ce drame se multiplien­t. Récemment, en Suisse, des commerçant­s ont diffusé sur Facebook les photos de ceux qui venaient de les braquer. On comprend leur colère. Au Matin, nous avons bien sûr relaté cela et montré ces portraits. En ajoutant sur leurs yeux le bandeau noir réservé aux criminels, fussent-ils présumés ou avérés.

Oui, au Matin nous avons des règles, parfois même plus strictes que chez nos confrères. Chaque jour, nous devons les mettre à l’épreuve de l’actualité. C’est un défi exigeant et passionnan­t que nous assumons.

Oui, au «Matin», nous avons des règles, parfois même plus strictes que chez nos confrères

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