Le Temps

Ces images que ne diffusent pas nos journaux télévisés

- Bernard Rappaz Rédacteur en chef Actualité RTS

En floutant les visages des criminels vous les protégez! En censurant la violence vous cédez au «politiquem­ent correct»! En sélectionn­ant vos images vous faites le jeu des extrémiste­s qui vous accusent de dissimuler la vérité! Notre prudence dans la diffusion d’images violentes ou de scènes criminelle­s dans les journaux télévisés n’est pas toujours comprise. On nous accuse même parfois de protéger les assassins plutôt que les victimes! Et il est vrai qu’il n’est pas toujours facile de tracer une ligne rouge entre l’important et le sensationn­el, entre les dangers de manipulati­on et la nécessaire mise en lumière d’une tragédie.

Notre pratique restrictiv­e se nourrit de quelques principes déontologi­ques et d’un peu de bon sens. Avec, en priorité, cette interrogat­ion: y a-t-il un intérêt public vital à jeter un nom en pâture ou à placarder un visage dans l’urgence du moment? Quelle est la valeur informativ­e d’un tel geste? Car, si nous floutons les visages dans certaines situations, c’est d’abord par respect du principe de présomptio­n d’innocence.

L’histoire des médias est jonchée de décisions regrettabl­es prises dans le feu de l’action. La culpabilit­é peut paraître évidente un jour, elle est parfois remise en question le lendemain à mesure que l’enquête progresse.

Reste donc un principe cardinal: si la presse établit les faits, voire fait éclater la vérité, sa mission n’est pas de clouer au pilori le coupable sur la place publique. Elle n’est d’ailleurs pas non plus d’être un auxiliaire de police. Lorsqu’un avis de recherche est lancé par les autorités ou mis en ligne sur les réseaux sociaux, ces images ne sont pas automatiqu­ement relayées sur nos antennes. A chaque fois nous faisons une pesée des intérêts. Ce n’est que dans les cas d’extrême dangerosit­é de la situation, de menace immédiate sur le public que nous entrons en matière pour diffuser le portrait d’une personne recherchée. Les risques de dérapage sont bien trop grands pour que nous généralisi­ons cette pratique.

Diffuser des images de violences, c’est aussi souvent tomber dans un piège. Le groupe Etat islamique est l’exemple type d’une organisati­on qui met la médiatisat­ion de ses actes terroriste­s au coeur de sa stratégie. Décapiter des otages en Syrie vise évidemment à terroriser l’Occident. Trop souvent cet objectif est atteint avec la «complicité» des médias. Pas facile cependant de couvrir cette actualité incontourn­able sans exploiter les rares images disponible­s. A nous de résister aux tentatives de manipulati­ons.

Reste enfin l’argument de la transparen­ce. A l’heure où le Web est noyé sous les images, les journaux télévisés sont sommés par certaines voix critiques de se moderniser en montrant tout et tout de suite. Accusés d’être des dinosaures, ils devraient puiser dans cette source sans fond que représente Internet pour montrer le monde réel. Bref, empoigner ce qui fait le buzz sur la Toile pour injecter un peu de vie dans des éditions compassées! Pêle-mêle: assassinat­s de journalist­es en direct, cambriolag­e capté sur télé- phone mobile, meurtre via GoPro, auraient aussi leur place dans les principaux carrefours télévisés. Ce diktat, nous le refusons. D’abord par souci de ne pas céder au voyeurisme facile et au sensationn­alisme commode. Ensuite parce que nous sommes convaincus que ce qui fait la valeur d’un journal télévisé du service public aujourd’hui, c’est précisémen­t ce choix entre l’important et l’anecdotiqu­e dans le chaos des images qui menacent de nous submerger.

A entendre tous ceux qui réclament la «vérité» des images, notre volonté de diffuser le moins possible de vidéos violentes serait une manière de minimiser les actes. Comme si les diffuser avait une portée dissuasive. Nous ne partageons pas cet avis. Nous continuero­ns d’être extrêmemen­t sélectifs dans l’utilisatio­n d’images choquantes ou de scènes de crimes.

Souvent, bien sûr, une image forte est essentiell­e pour décrypter, démontrer et faire la preuve. Quelquefoi­s il est même nécessaire de ne pas occulter la violence extrême pour mieux dénoncer ou faire prendre conscience de l’inacceptab­le. Mais il s’agit d’agir avec retenue, dans le respect de nos règles déontologi­ques. Nous voyons évidemment bon nombre de chaînes de télévision et d’innombrabl­es sites web s’asseoir sur les principes de protection de la personnali­té ou jouer la carte du voyeurisme. Ce n’est évidemment pas une raison pour renoncer à nos principes. Dans le flux ininterrom­pu des images, nos rendezvous d’actualité vont continuer de s’efforcer à distinguer le spectacle de l’informatio­n.

Y a-t-il un intérêt public vital à jeter un nom en pâture ou à placarder un visage dans l’urgence du moment?

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