«Seul sur Mars», l’odyssée haletante de Ridley Scott
Avec «Seul sur Mars», Ridley Scott propose une vertigineuse robinsonade tendance hard science
Lorsque, en 1877, Giovanni Schiaparelli remarque des tracés quasi rectilignes sur la surface de Mars, il ouvre grande la porte de l’imaginaire terrien. Ecrivains et scientifiques rivalisent d’imagination pour spéculer sur ces «canaux» et peupler la planète rouge. Le directeur de l’Observatoire de Milan a donné son nom à un cratère martien, où se situe significativement une partie de l’action du film de Ridley Scott.
Seul sur Mars démarre sur les chapeaux de roue. Après une vue orbitale sur ce globe rouge aiguisant les fantasmes cosmiques, on entre dans le vif de l’action. Une demi-douzaine d’astronautes prélèvent des échantillons minéraux lorsque le vent se lève. Cette tempête de sable avec des rafales à 125 km/h menace d’abattre le VAM (Véhicule d’ascension martienne). Face au risque, la NASA avorte la mission. Arrachée par la bourrasque, une antenne parabolique percute Mark Watney et le culbute hors de portée de vue. Les cinq survivants décollent en urgence et entament le voyage de retour.
Le lendemain Mark reprend connaissance, un fragment d’antenne planté dans l’abdomen. Il se soigne et enregistre un premier message vidéo destiné à la postérité: «Je suis mort, mais je crois que ça va être une surprise pour mon équipage et la NASA»…
Il est le «roi de Mars», l’unique habitant de la planète; il est immensément seul, à 80 millions de kilomètres du reste de l’humanité, dans un environnement hostile, sans eau, sans oxygène… Près de trois siècles après la publication de Robinson Crusoé, Mark est l’avatar ultime du naufragé, sa situation s’avérant autrement critique que celles des Robinsons suisses, des hôtes de L’Ile mystérieuse ou de Tom Hanks dans Seul au monde: ces prédécesseurs maritimes avaient au moins des noix de coco pour se désaltérer et des perroquets pour bavarder…
A court de ketchup
Après la récente découverte d’eau sous forme liquide, Ridley Scott participe au grand retour de la planète rouge dans l’imaginaire en adaptant The Martian, d’Andy Weir. Né d’un père physicien des particules et d’une mère ingénieure en électricité, nourri aux oeuvres d’Isaac Asimov et d’Arthur C. Clarke, l’auteur a étudié l’informatique avant de commencer à écrire de la science-fiction.
D’un point de vue littéraire, ça avoisine le zéro absolu: aux monologues tendance pubère de l’astronaute succèdent des scènes à la troisième personne dignes d’une sitcom. Du gâteau pour le cinéma: il suffit d’élaguer un peu, de mettre en images et de profiter de l’exactitude des données scientifiques, car Andy Weir a mené des recherches pointues sur la mécanique orbitale, l’écosystème martien et la botanique. Quant à Ridley Scott, après son remake des Dix Commandements, l’abominable Exodus: Gods and Kings, il prouve à nouveau qu’il excelle dans la science-fiction, un genre qui sied à son esthétique hautaine – voir Alien, Blade Runner et même Prometheus.
Aux antipodes du space opera, Seul sur Mars s’inscrit dans la mouvance «hard science». Brassant des notions ardues de physique et chimie, le film ne néglige pas l’émotion. Sa dimension humaine repose sur Matt Damon, au sommet de son art. Dans un rôle de pionnier proche de celui qu’il tenait dans Interstellar, le comédien porte les deux tiers du film sur ses épaules. Il renoue de façon crédible avec le héros américain positif, ce beau cow-boy qui partait à l’assaut des étoiles dans L’Etoffe des héros. Une touche d’humour postmoderne nuance toutefois l’éloge de la bravoure. Le Robinson martien se plaint d’être à court de ketchup.
Champ de patates
Botaniste et électronicien, Mark Watney va déployer toutes ses connaissances pour survivre. La prochaine mission sur Mars est programmée quatre ans plus tard. Les rations alimentaires prévues pour six personnes pendant trois mois ne suffiront pas. Découvrant une douzaine de pommes de terre dans le frigo, le pionnier malgré lui décide de les cultiver. Il plante les tubercules dans un substrat de sable martien avec des excréments humains comme fertilisant. Pour arroser ses cultures, il synthétise de l’eau à partir de l’hydrazine, le carburant du VAM.
Il déterre le GTR (Générateur ther- moélectrique à radio-isotope) pour chauffer le rover à bord duquel il va chercher la sonde Pathfinder et le robot Sojourner, en hibernation depuis 1997 – émouvantes retrouvailles avec des amis sortis des radars! Ces deux merveilles d’ingénierie vont lui permettre d’entrer en contact avec la Terre. Ce sont des dialogues visuels rudimentaires, onze minutes pour envoyer une question, onze minutes pour recevoir une réponse. Quelques fines ellipses cinématographiques réduisent le temps d’attente…
Pendant ce temps sur Terre
En contrepoint du survival martien, le film documente le branle-bas de la NASA après avoir découvert sur des images satellitaires que des éléments de décor bougeaient du côté d’Acidalia Planitia. Aux soucis de budget et d’image de la direction générale s’oppose la raison du coeur des directeurs de mission: il faut sauver l’astronaute Mark. Les heures sup s’accumulent, les ordinateurs surchauffent, les Chinois viennent à la rescousse…
Et puis, sur le long chemin du retour, on fait enfin connaissance avec l’équipage de la mission Arès 4, les compagnons chanceux de Mark. Le commandant Melissa Lewis (Jessica Chastain), le pilote Rick Martinez, le chimiste Axel Vogel, l’informaticienne Beth Johanssen et le médecin Chris Beck apprennent très tardivement que leur camarade a survécu. Ils vont devoir surmonter un sentiment de culpabilité et trancher un dilemme.
Outre un montage exemplaire qui tient en haleine malgré une intrigue carburant à la patience et la lenteur, l’immense force de Seul sur Mars tient à la composante émotionnelle. L’esprit de compagnonnage prime sur les calculs d’orbites et de trajectoires.
On ressent la solitude métaphysique de Mark apercevant dans le ciel ce point myosotis qui est la Terre. Les tubes disco qu’une astronaute avait emmenés dans ses bagages réjouissent les coeurs – «I Will Survive», de Gloria Gaynor ne retentit qu’au générique de fin…
Enfin, le film exalte cette jubilation aussi vieille que Robinson Crusoé que l’on ressent quand triomphe le système D. Les calculs sidéraux des ordinateurs resteraient lettre morte sans un détour au Bricorama – du scotch pour colmater une brèche dans le scaphandre, des coups de marteau pour customiser un rover et autres solutions non conventionnelles à des problèmes du type: comment réduire de 30 kilomètres/seconde la vitesse d’un corps lancé dans le vide avec un sécateur?
Mark a parcouru 3200 kilomètres pour rallier le cratère Schiaparelli où l’attend un canot de sauvetage, le VAM déjà positionné pour la prochaine mission. Dans sa grandiose dernière partie, Seul sur Mars nous entraîne en apesanteur dans un ballet cosmique alliant la lenteur sacralisée de 2001 et la frénésie giratoire de Gravity. Ridley Scott trône à nouveau au firmament de la science-fiction.