Le Temps

«Seul sur Mars», l’odyssée haletante de Ridley Scott

Avec «Seul sur Mars», Ridley Scott propose une vertigineu­se robinsonad­e tendance hard science

- ANTOINE DUPLAN

Lorsque, en 1877, Giovanni Schiaparel­li remarque des tracés quasi rectiligne­s sur la surface de Mars, il ouvre grande la porte de l’imaginaire terrien. Ecrivains et scientifiq­ues rivalisent d’imaginatio­n pour spéculer sur ces «canaux» et peupler la planète rouge. Le directeur de l’Observatoi­re de Milan a donné son nom à un cratère martien, où se situe significat­ivement une partie de l’action du film de Ridley Scott.

Seul sur Mars démarre sur les chapeaux de roue. Après une vue orbitale sur ce globe rouge aiguisant les fantasmes cosmiques, on entre dans le vif de l’action. Une demi-douzaine d’astronaute­s prélèvent des échantillo­ns minéraux lorsque le vent se lève. Cette tempête de sable avec des rafales à 125 km/h menace d’abattre le VAM (Véhicule d’ascension martienne). Face au risque, la NASA avorte la mission. Arrachée par la bourrasque, une antenne paraboliqu­e percute Mark Watney et le culbute hors de portée de vue. Les cinq survivants décollent en urgence et entament le voyage de retour.

Le lendemain Mark reprend connaissan­ce, un fragment d’antenne planté dans l’abdomen. Il se soigne et enregistre un premier message vidéo destiné à la postérité: «Je suis mort, mais je crois que ça va être une surprise pour mon équipage et la NASA»…

Il est le «roi de Mars», l’unique habitant de la planète; il est immensémen­t seul, à 80 millions de kilomètres du reste de l’humanité, dans un environnem­ent hostile, sans eau, sans oxygène… Près de trois siècles après la publicatio­n de Robinson Crusoé, Mark est l’avatar ultime du naufragé, sa situation s’avérant autrement critique que celles des Robinsons suisses, des hôtes de L’Ile mystérieus­e ou de Tom Hanks dans Seul au monde: ces prédécesse­urs maritimes avaient au moins des noix de coco pour se désaltérer et des perroquets pour bavarder…

A court de ketchup

Après la récente découverte d’eau sous forme liquide, Ridley Scott participe au grand retour de la planète rouge dans l’imaginaire en adaptant The Martian, d’Andy Weir. Né d’un père physicien des particules et d’une mère ingénieure en électricit­é, nourri aux oeuvres d’Isaac Asimov et d’Arthur C. Clarke, l’auteur a étudié l’informatiq­ue avant de commencer à écrire de la science-fiction.

D’un point de vue littéraire, ça avoisine le zéro absolu: aux monologues tendance pubère de l’astronaute succèdent des scènes à la troisième personne dignes d’une sitcom. Du gâteau pour le cinéma: il suffit d’élaguer un peu, de mettre en images et de profiter de l’exactitude des données scientifiq­ues, car Andy Weir a mené des recherches pointues sur la mécanique orbitale, l’écosystème martien et la botanique. Quant à Ridley Scott, après son remake des Dix Commandeme­nts, l’abominable Exodus: Gods and Kings, il prouve à nouveau qu’il excelle dans la science-fiction, un genre qui sied à son esthétique hautaine – voir Alien, Blade Runner et même Prometheus.

Aux antipodes du space opera, Seul sur Mars s’inscrit dans la mouvance «hard science». Brassant des notions ardues de physique et chimie, le film ne néglige pas l’émotion. Sa dimension humaine repose sur Matt Damon, au sommet de son art. Dans un rôle de pionnier proche de celui qu’il tenait dans Interstell­ar, le comédien porte les deux tiers du film sur ses épaules. Il renoue de façon crédible avec le héros américain positif, ce beau cow-boy qui partait à l’assaut des étoiles dans L’Etoffe des héros. Une touche d’humour postmodern­e nuance toutefois l’éloge de la bravoure. Le Robinson martien se plaint d’être à court de ketchup.

Champ de patates

Botaniste et électronic­ien, Mark Watney va déployer toutes ses connaissan­ces pour survivre. La prochaine mission sur Mars est programmée quatre ans plus tard. Les rations alimentair­es prévues pour six personnes pendant trois mois ne suffiront pas. Découvrant une douzaine de pommes de terre dans le frigo, le pionnier malgré lui décide de les cultiver. Il plante les tubercules dans un substrat de sable martien avec des excréments humains comme fertilisan­t. Pour arroser ses cultures, il synthétise de l’eau à partir de l’hydrazine, le carburant du VAM.

Il déterre le GTR (Générateur ther- moélectriq­ue à radio-isotope) pour chauffer le rover à bord duquel il va chercher la sonde Pathfinder et le robot Sojourner, en hibernatio­n depuis 1997 – émouvantes retrouvail­les avec des amis sortis des radars! Ces deux merveilles d’ingénierie vont lui permettre d’entrer en contact avec la Terre. Ce sont des dialogues visuels rudimentai­res, onze minutes pour envoyer une question, onze minutes pour recevoir une réponse. Quelques fines ellipses cinématogr­aphiques réduisent le temps d’attente…

Pendant ce temps sur Terre

En contrepoin­t du survival martien, le film documente le branle-bas de la NASA après avoir découvert sur des images satellitai­res que des éléments de décor bougeaient du côté d’Acidalia Planitia. Aux soucis de budget et d’image de la direction générale s’oppose la raison du coeur des directeurs de mission: il faut sauver l’astronaute Mark. Les heures sup s’accumulent, les ordinateur­s surchauffe­nt, les Chinois viennent à la rescousse…

Et puis, sur le long chemin du retour, on fait enfin connaissan­ce avec l’équipage de la mission Arès 4, les compagnons chanceux de Mark. Le commandant Melissa Lewis (Jessica Chastain), le pilote Rick Martinez, le chimiste Axel Vogel, l’informatic­ienne Beth Johanssen et le médecin Chris Beck apprennent très tardivemen­t que leur camarade a survécu. Ils vont devoir surmonter un sentiment de culpabilit­é et trancher un dilemme.

Outre un montage exemplaire qui tient en haleine malgré une intrigue carburant à la patience et la lenteur, l’immense force de Seul sur Mars tient à la composante émotionnel­le. L’esprit de compagnonn­age prime sur les calculs d’orbites et de trajectoir­es.

On ressent la solitude métaphysiq­ue de Mark apercevant dans le ciel ce point myosotis qui est la Terre. Les tubes disco qu’une astronaute avait emmenés dans ses bagages réjouissen­t les coeurs – «I Will Survive», de Gloria Gaynor ne retentit qu’au générique de fin…

Enfin, le film exalte cette jubilation aussi vieille que Robinson Crusoé que l’on ressent quand triomphe le système D. Les calculs sidéraux des ordinateur­s resteraien­t lettre morte sans un détour au Bricorama – du scotch pour colmater une brèche dans le scaphandre, des coups de marteau pour customiser un rover et autres solutions non convention­nelles à des problèmes du type: comment réduire de 30 kilomètres/seconde la vitesse d’un corps lancé dans le vide avec un sécateur?

Mark a parcouru 3200 kilomètres pour rallier le cratère Schiaparel­li où l’attend un canot de sauvetage, le VAM déjà positionné pour la prochaine mission. Dans sa grandiose dernière partie, Seul sur Mars nous entraîne en apesanteur dans un ballet cosmique alliant la lenteur sacralisée de 2001 et la frénésie giratoire de Gravity. Ridley Scott trône à nouveau au firmament de la science-fiction.

 ??  ?? CINÉMA Le dernier film de Ridley Scott raconte la saga d’un astronaute (Matt Damon) abandonné sur la planète rouge et luttant pour sa survie. Un spectacle total.
CINÉMA Le dernier film de Ridley Scott raconte la saga d’un astronaute (Matt Damon) abandonné sur la planète rouge et luttant pour sa survie. Un spectacle total.
 ?? (TWENTIETH CENTURY FOX) ?? L’astronaute (Matt Damon) et sa solitude métaphysiq­ue à 80 millions de kilomètres d’une trace humaine.
(TWENTIETH CENTURY FOX) L’astronaute (Matt Damon) et sa solitude métaphysiq­ue à 80 millions de kilomètres d’une trace humaine.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland