Le Temps

Contre Daech, un combat digital à armes égales

- LAURE LUGON ZUGRAVU

Si l’on veut lutter efficaceme­nt contre le pouvoir de séduction de Daech sur les jeunes, il faut utiliser les mêmes armes, estime Mathilde Chevée, spécialist­e du marketing digital. Selon elle, les islamistes sont devenus maîtres dans l’art du «community management», qui permet de cibler les actions d’embrigadem­ent sur les réseaux sociaux. Des technologi­es qui pourraient être détournées à leur désavantag­e.

Mathilde Chevée, spécialist­e du marketing, décrypte les méthodes technologi­ques que Daech utilise pour endoctrine­r. Active aujourd’hui dans la prévention des comporteme­nts à risque des adolescent­s, elle développe une nouvelle applicatio­n. Celle-ci pourrait servir à la lutte contre le djihad

Combattre la propagande de l’Etat islamique avec les mêmes armes technologi­ques que celui-ci. C’est la conclusion à laquelle Mathilde Chevée est arrivée. Fondatrice de l’associatio­n genevoise Kairos, dont l’objectif est de prévenir les comporteme­nts à risque des adolescent­s, et coprésiden­te de l’Associatio­n profession­nelle suisse de consultati­ons contre la violence, elle sait de quoi elle parle. Car avant de s’occuper de prévention, elle a travaillé vingt et un ans dans la publicité et le marketing, dans les secteurs des télécommun­ications et de l’informatiq­ue ainsi que de l’aéronautiq­ue. Selon elle, le concept que Kairos développe pourrait s’appliquer à la lutte contre le djihad.

En quoi le marketing digital serait la meilleure arme pour contrer la propagande de Daech? La prévention telle que la conçoivent nos Etats ne tient pas compte du fait que l’adolescent est un être connecté. Imprimer des brochures qu’ils ne liront pas ne sert à rien. Il faut adapter la technologi­e à ses besoins et aux valeurs qui sont les siennes. D’après nos études exploratoi­res, les adolescent­s en situation à risque veulent être des héros, sur un mode à la fois fun et protecteur. Il s’agit donc de créer des applis qui fassent des ados des héros solidaires et engagés, avec une dimension ludique.

C’est ce que fait Daech? Exactement. La technologi­e marketing de Daech est excellente. L’Etat islamique doit disposer de community managers qui cherchent les cibles avec des mots clés. Tels «infirmière, éducateur, projet humanitair­e, injustices, publicités mensongère­s, abus des pharmas, OGM», des thèmes qui mobilisent les jeunes. Ils envoient alors sur les sites qui traitent de ces thèmes des vidéos autour du sujet «le monde est pourri». Ensuite, les community managers pénètrent les réseaux sociaux, animent les différente­s communauté­s et réconforte­nt leurs membres, sur le mode «tu as raison, tu as compris l’enjeu». Ils jouent sur le biais de perspectiv­e propre à l’adolescent en constructi­on d’identité. Puis ils avancent les théories du complot – francs-maçons, monde politique pourri – dans le but de lui faire croire qu’il fait partie des élus. Flatté, le jeune accède alors à un statut. C’est à ce stade qu’entre en jeu la diffusion d’idéologies extrémiste­s. On lui dit: «Si tu fais partie du clan, il s’agit de te comporter comme ceci.»

La méthode est donc la même que dans

une secte? A cela près que tout ce processus ne dure que deux mois, et par le biais de la technologi­e uniquement. Le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, en France, l’a démontré. Là où l’embrigadem­ent est pareil à celui d’une secte, c’est la phase où l’on fait croire au jeune qu’il détient la vérité contre le reste du monde. On le prévient alors que les autres voudront le persuader qu’il se trompe, et que ce sera la preuve ultime qu’il a raison. Le jeune se dissocie alors de son environnem­ent, des groupes sociaux auxquels il appartient – école, sport, famille, amis. Son identité propre disparaît, il s’efface derrière cette nouvelle communauté. Agir à ce stade, c’est trop tard. Le jeune est déjà radicalisé et prêt à faire ses bagages. Plus rien ne l’en dissuadera.

Comment parvenir à endoctrine­r sans recours à de vrais personnage­s charismati­ques? Pour les adolescent­s, les réseaux

«La technologi­e marketing de Daech est excellente»

MATHILDE CHEVÉE, SPÉCIALIST­E DU MARKETING

sociaux sont vivants. Et la méthode est éprouvée. Les vidéos produites par Daech sont d’excellente facture. Daech a même fait des séries de trente fois dix minutes chacune, qui possèdent les codes culturels de la jeunesse: Matrix, le Seigneur des anneaux, bref, des personnage­s qui font quelque chose pour sauver le monde. A la fin du processus d’endoctrine­ment, les jeunes reçoivent un texto toutes les dix minutes leur enjoignant de partir.

Les parents peuvent-ils s’apercevoir de cette radicalisa­tion? C’est difficile, car les jeunes en question cachent leur jeu. Ils ne vont pas se laisser pousser la barbe ou changer de code vestimenta­ire. En revanche, les parents doivent s’alarmer si leur enfant cesse toutes ses activités extrascola­ires et s’isole. J’ajoute que les éducateurs, animateurs et entraîneur­s sportifs ont un rôle majeur à jouer. Ce sont les premiers à pouvoir se rendre compte du décrochage social.

La religion de la famille ou sa catégorie socio-culturelle en mettent-elles certaines

à l’abri? Pas du tout. Les familles catholique­s et bourgeoise­s sont tout autant touchées que les familles musulmanes. Auparavant, les terroriste­s étaient des jeunes désoeuvrés. La technique mise au point permet aujourd’hui de recruter 92% des jeunes par Internet. Leur cible a donc changé. Ce n’est pas l’islam que Daech vend en premier, c’est du sens et de la responsabi­lisation. Raison pour laquelle nous devons toucher les jeunes connectés, créer des applicatio­ns, et leur montrer que la vie est belle. Les Etats devraient engager des community managers qui fassent passer ce message.

Où en êtes-vous dans le processus de

création de votre appli? Notre prototype d’appli pour les comporteme­nts à risque est en phase de test et de financemen­t. Nous visons les associatio­ns – la Fondation genevoise pour l’animation sociocultu­relle (Fase) s’est dite prête à nous apporter son soutien dans le cadre d’un groupe d’experts – comme les start-up. Je crois certains fondateurs de jeunes pousses suffisamme­nt idéalistes pour pouvoir adhérer à notre projet et nous aider.

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(THIERRY PAREL) Mathilde Chevée a fondé l’associatio­n genevoise Kairos, dont l’objectif est de prévenir les comporteme­nts à risque des adolescent­s.

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