Le Temps

Audrey Bonnet à Vidy, la pudeur et la fureur pour sublimer l’art théâtral

L’actrice française imprime sa folle intensité au service de l’auteur Pascal Rambert, au Théâtre de Vidy

- ALEXANDRE DEMIDOFF

«Au-delà des acteurs, je vois les personnes, la vérité de ce qu’ils sont, et ça me bouleverse»

Le visage est si doux, la voix si fauve. La chevelure est océanique, la silhouette androgyne follement contempora­ine. Sur scène, la Française Audrey Bonnet vous happe.

On vient de la voir dans Clôture de l’amour du Français Pascal Rambert, au Théâtre de Vidy – elle y joue ces jours, du même écrivain, Répétition. Depuis sa première en 2011 au Festival d’Avignon, ce spectacle a griffé des milliers de spectateur­s. Le sujet? Un homme, une femme. Lui s’appelle Stan – joué par Stanislas Nordey. Elle, Audrey. L’auteur a écrit cette fiction pour ces deux comédiens.

Pudeur et fureur

Stan veut rompre. Audrey résiste. Pendant une heure, il attaque. «Audrey, la vie n’est pas un panier de fraises!» La réplique fouette l’air comme un boomerang. Mais elle ne bouge pas, ou à peine, oiseau goudronné sur le fil de la stupeur. Pendant la seconde heure, elle déploie ses plumes. Ses mots sont des flèches. Sa parole tantôt un rap, tantôt une saignée. Dans son fauteuil, on valdingue, sonné par cette tempête d’adieu.

Audrey Bonnet est une palette: la tendresse, la pudeur, la fureur, la grandeur, tout vibre dans son corps de chasseress­e parfois gibier. On la cueille dans les jardins de Vidy, un après-midi où le ciel boude. Elle vous entraîne dans la salle, on s’assied côté public. De sa présence, Pascal Rambert dit: «La première fois que je l’ai vue, c’était en 2000, elle ne parlait pas et j’étais déjà fasciné.»

Au mois de mai passé, elle interprète Dans la solitude des champs de coton, texte sidéral de Bernard-Marie Koltès, l’histoire d’un face-à-face entre un Dealer et un Client. Le metteur en scène Roland Auzet a ce culot: il projette le dialogue au centre commercial de la Part-Dieu à Lyon. Chaque soir, Audrey Bonnet joue à cache- cache avec sa complice Anne Alvaro, au milieu des badauds. Le spectateur, lui, jouit de chaque mot, grâce à un casque audio. C’est par ça qu’on voudrait commencer, par cette surprise d’un spectacle au carrefour de tous les désirs.

«Nous venions répéter les mots de Koltès le soir, nous le jouions dans plein d’endroits du centre et nous croisions beaucoup de gens. Un jour, un inconnu m’a prise dans ses bras et m’a demandé: «Qui vous a fait du mal?» Pour moi, c’était un rêve de jouer à cet endroit. J’ai grandi à Bobigny, dans la banlieue parisienne, et passé beaucoup de temps au centre commercial.» Parce qu’elle est souvent en retard, elle le traverse au galop pour aller à l’école. On l’imagine, sa silhouette d’Artémis des banlieues, sa chevelure qui est le rideau de son théâtre, là où elle se cache en farouche.

Son goût du jeu et du rebond, elle l’exerce devant une table de pingpong. Parfois, elle casse sa raquette de colère. Elle aurait préféré faire de la gymnastiqu­e rythmique et sportive, s’envoler comme un oiseau, ce sont ses mots. Mais son père, passionné de sport, est pongiste à ses heures. Et elle le suit. Ses parents, Frédéric et Monique, sont fonctionna­ires. Frédéric est un Géo Trouvetou du soir, il photograph­ie, écrit des poèmes, invente des jeux. Parfois, au réveil, Audrey et sa soeur découvrent les tirages des photos suspendus dans la salle de bains. Monique, elle, a l’amour de l’art. Surtout, elle possède ce pouvoir: saisir l’âme de celui qu’elle rencontre. Audrey l’ultra-sensible a ce don.

Et le théâtre, comment vient-il? Elle ne sait plus. A 15 ans, elle voudrait être photograph­e ou chef opérateur, bref, faire quelque chose avec la lumière et les visages. Mais l’amour des mots la prend: la verve de son grand-père, la passion de Frédéric et Monique pour les poètes, les lectures d’acteurs à la bibliothèq­ue Elsa Triolet, sont autant de mèches. «Je n’ai jamais été boulimique. Un livre m’accompagne longtemps, il me travaille.» Elle suit le cours Florent, puis se présente au Conservato­ire de Paris, au milieu d’une nuée de novices, mille cinq cents peut-être –à la fin, une trentaine sont élus.

«J’étais dans le jury, se souvient Stanislas Nordey. Et je n’ai pas hésité, il fallait qu’elle fasse ce métier. Elle porte l’art théâtral comme une évidence, une question de vie ou de mort, sans que ce soit pathologiq­ue. Cette intensité,

cette pureté, elle les a conservées. Jouer avec elle vous oblige. C’est une tueuse sur les planches. Elle vous empêche de tricher, vous devez être à sa hauteur.»

Ses années de Conservato­ire, Audrey les vit comme une fête. «Tout me faisait battre le coeur…» Parfois, elle se glisse en cachette dans la salle pour voir Klaus Michael Grüber, ce prince énigmatiqu­e, répéter Les Géants de la

montagne de Pirandello.

Gainsbourg et Piccoli

A-t-elle des modèles? Des admiration­s plutôt. Romy Schneider, Serge Gainsbourg, Isabelle Adjani, Gérard Depardieu, Michel Piccoli. «Au-delà des acteurs, je vois les personnes, la vérité de ce qu’ils sont et ça me bouleverse.» Sa grâce? «C’est une héroïne de manga, raconte Stanislas Nordey. Tout est très dessiné chez elle, mais elle peut tout faire, je l’imagine très bien dans un registre comique, chez Feydeau par exemple.» «Elle défend une pièce de tout son être, c’est une qualité d’engagement rare», complète Pascal Rambert.

Dans la salle, en face de vous, l’actrice est une ondine sur le rivage. Son chant est celui d’une magnétique. Ce qu’elle adore, après le spectacle, c’est rencontrer les classes d’adolescent­s, les entendre surtout. «J’ai eu la chance d’avoir quelque chose à saisir et d’être saisie. Ce que je voudrais, c’est que ces jeunes ne passent pas à côté de leurs vibrations.» Audrey Bonnet est du parti de l’adolescenc­e. Quelque chose bat en elle d’héroïque et de fulgurant. A la ville, elle a des tendresses infinies – sa petite fille. A la scène, elle ravit en chasseress­e.

«Répétition», Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 9 oct.; loc. 021/619 45 45

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