La librairie où l’on ne vend qu’un seul livre
Il faut s’éloigner de Ginza et de ses boutiques mastoc. Marcher le long des hautes tours qui veillent jour et nuit sur les berges de la rivière Sumida. On croise les grandes toiles abstraites d’une galerie d’art silencieuse, et un magasin de vélos urbains aux cadres monochromes. Sur le trottoir opposé, une vitrine toute nue, la porte est entrouverte. Vingt mètres carrés tout au plus. Un banc, en guise de comptoir une commode d’apothicaire (française!), et un chevalet de bois. Sur celui-ci, ouvert: un livre. Un seul. Bienvenue à la librairie Morioka.
En réalité, ce jour-là, deux autres formats brochés complètent le stock, consacré à une édition de textes de l’écrivaine Sakae Tsuboi (1899-1967). Graphiste et éditrice sont là, emballées dans leurs capes noires et leurs cheveux d’encre. L’exiguïté nous fait sourire, et elles me parlent du choix des papiers, des polices, de la qualité plastique des textes. Il n’y a qu’un livre, mais je reste une heure. Dès mardi prochain, un nouvel auteur sera à l’honneur. C’est le cycle entretenu par Yoshiyuki Morioka, fondateur de ce lieu ouvert depuis quelques mois.
Lorsqu’une amie m’a signalé son existence, j’ai brûlé de m’y rendre. Moi, arpenteur de centres commerciaux et de librairies à dix étages, fils de l’ère multiplexe, malaxeur de tablette, accrocs aux e-books achetés en un clic, coureur de playlists Spotify et Netflix, moi, junkie culturel et apôtre des hyper-catalogues, j’ai été comme mis dans l’urgence par cette proposition de livre solitaire…
C’est que la librairie Morioka est un commentaire nécessaire, un contrepoint à l’idée qu’une offre plus large est synonyme d’une liberté plus grande. Je ne dis pas que je vais abandonner les kilomètres de rayons et les autoroutes de l’information. Mais la surdimension des assortiments aboutit aussi à une forme d’enfermement en soi-même: si j’achète un mauvais livre, je ne peux m’en prendre qu’à moi. Après tout, je n’avais qu’à mieux choisir.
Chez Morioka, la réduction drastique du choix met en exergue une autre liberté: celle de revenir (la semaine prochaine), de dialoguer, de débattre, de critiquer, d’apprécier, de féliciter, de questionner, d’échanger, de rencontrer. Sur le chemin du retour, j’avais dans mon sac le texte d’une auteur dont j’ignore tout, sur un sujet qui m’attire peu et dans une langue qui demeure difficile. J’ai pris une grande inspiration, et j’ai souri, seul, sous les lumières de la nuit tokyoïte.n