Le Temps

Au Venezuela, la santé publique s’écroule

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Le fleuron de la politique sociale de l’ancien président Hugo Chavez n’a pas résisté à la crise et à la corruption

Sous le soleil de midi, Emilia Lares, 72 ans, fait la queue depuis quarante minutes, devant la pharmacie de la place d’Altamira, dans l’est résidentie­l de Caracas. «Mes réserves d’insuline s’épuisent», explique-t-elle, angoissée. Tous ses amis malades sont dans le même état, «qu’ils souffrent d’hypertensi­on, de problèmes cardiaques ou de cancer».

Sa voisine âgée de 24 ans s’inquiète, elle, pour sa pilule «de plus en plus difficile à dénicher». Les préservati­fs ont depuis longtemps disparu des rayons. Selon la Fédération pharmaceut­ique vénézuélie­nne, le déficit de médicament­s atteint 70% des besoins du pays. Le secteur de la santé est au bord du coma.

A l’autre bout de Caracas, dans le quartier populaire de Coche, Geomar, 19 ans, se remet de son opération. A l’aube, ce samedi-là, il s’est présenté au service des urgences avec deux balles de 9 mm logées dans la cuisse droite. «L’ambulance qui aurait dû l’emmener vers un hôpital mieux équipé a tardé pendant cinq heures. Il a fallu amputer», raconte l’interne Efraim Vega.

L’hôpital de Coche résume à lui seul la crise de la santé publique au Venezuela. La façade de béton bleu est maculée de fientes de pigeon. Les coupures d’eau sont fréquentes. Le service de médecine interne a fermé, la pédiatrie et la toxicologi­e – «pourtant essentiell­e ici», souligne le docteur Vega – fonctionne­nt au ralenti. Seules la chirurgie et la traumatolo­gie tournent à plein régime. Ou presque. Les médecins manquent. Tout manque.

«C’est une médecine de guerre que je pratique», résume Efraim Vega. Les blessés par balles accaparent les urgences. Mercredi, cinq camions sont arrivés chargés de matériel médical. Mais comment opérer, si les anesthésiq­ues, les anticoagul­ants, les antibiotiq­ues font défaut? Le temps d’attente pour l’opération d’une fracture est de trois semaines. Elle se fait sans scanner ni IRM. Sur les 100 lits que compte l’hôpital, seuls 55 sont opérationn­els.

«Barrio Adentro»

Des centaines de médecins ont abandonné le pays. «Nous étions 122 dans ma promotion, diplômée en 2012. Nous sommes 20 aujourd’hui au Venezuela», raconte le docteur Vega. Il gagne 22000 bolivars par mois, ce qui équivaut à 3500 dollars au taux de change officiel (qui n’est utilisé que pour les produits de première nécessité, dont les médicament­s) et à 27 dollars au taux du marché noir.

«La crise ne date pas d’hier, ni d’Hugo Chavez», souligne Pablo Zambrano, ancien président du Syndicat de la santé. Et le Venezuela n’en a pas l’exclusivit­é en Amérique latine. Mais le pays regorge de pétrole, et le président Hugo Chavez (1999-2013) avait fait du système de santé le fleuron et la bannière de sa «révolution bolivarien­ne».

Que s’est-il passé? «Des millions de Vénézuélie­ns ont de fait été incorporés à un système de santé publique dont ils étaient jusqu’alors exclus, explique une fonctionna­ire du Ministère de la santé. Mais ils ont été incorporés à une santé publique qui était très imparfaite.»

Soucieux de court-circuiter une administra­tion publique jugée inefficace et corrompue, Hugo Chavez met en place, en 2003, les fameuses «missions», des programmes sociaux financés directemen­t par PDVSA, l’entreprise publique de pétrole. La mission «Barrio Adentro» installe, «au coeur des quartiers» populaires, de modestes centres de santé tenus par des médecins cubains. Ceux-ci sont accueillis à bras ouverts dans les bidonville­s où jamais personne, de mémoire d’homme, n’avait vu de blouses blanches.

«Risque sanitaire»

Mais les Cubains n’assurent que les soins de base. La constructi­on de centres de santé intégrés où peuvent s’effectuer des examens, des diagnostic­s et de petites chirurgies va se faire lentement et dans le désordre. Directemen­t siphonné de PDVSA, le budget de Barrio Adentro ne fait l’objet d’aucun contrôle. Les hôpitaux publics souffrent, eux, d’un déficit chronique d’investisse­ments.

«La santé publique a reçu beaucoup d’argent au cours des dernières années, mais, faute de politique cohérente, il a disparu, englouti par l’inefficaci­té et la corruption, affirme Pablo Zambrano. La nomination de militaires à la tête du Ministère de la santé a tout empiré.» C’est le général Jesus Mantilla qui, en 2007, a le premier décidé de suspendre la publicatio­n du bulletin hebdomadai­re d’épidémiolo­gie, afin d’éviter que les chiffres de la santé ne tombent dans le débat politique.

Depuis novembre 2014, le bulletin a de nouveau disparu. «VIH, chikunguny­a, malaria ou varicelle, mortalité infantile, personne n’a aujourd’hui accès aux statistiqu­es publiques», résume Jo D’Elia, spécialist­e des questions de santé publique et défenseur des droits de l’homme. Personne ne peut donc évaluer le coût en vies humaines de la crise actuelle.

Alors que les prix du pétrole se sont effondrés et que les devises manquent, le contrôle des changes et celui des prix ont viré au garrot. Les pharmacies et les hôpitaux sont aujourd’hui victimes de la crise d’approvisio­nnement qui vide les étalages des supermarch­és. «Les pénuries d’aliments qui accaparent l’attention de la population et des médias ont masqué la gravité de la crise du secteur de la santé. Le pays est en situation de risque sanitaire», affirme un fonctionna­ire internatio­nal.

Le secteur privé est, lui aussi, touché par les pénuries de matériel, de médicament­s et de personnel médical. «Certaines convention­s collective­s du secteur public, souvent anciennes, ayant octroyé des assurances privées aux employés, l’Etat a décidé en 2012 de signer un contrat global avec les hôpitaux privés, explique Jo D’Elia. Cet accord, qui couvre plus de 8 millions de fonctionna­ires, pose évidemment un problème de principe. Et il fait peser une menace sur le secteur privé, l’Etat étant très mauvais payeur.» Improvisat­ion, corruption, déni de réalité: les maux de la santé publique sont ceux de la «révolution bolivarien­ne».■

«Nous étions 122 [médecins] dans ma promotion. Nous sommes aujourd’hui 20 au Venezuela»

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