Le Temps

Le curieux destin du nationalis­me

Cette nation ne se dresse-t-elle pas comme le drapeau factice d’une union en réalité fragile?

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Le destin du nationalis­me paraissait tout tracé. Saisi comme une sublimatio­n pervertie de l’action politique sous l’égide d’une nation déifiée, il s’était installé sur le flanc le plus à droite de l’échiquier politique. Pire encore, synonyme d’arriérisme mental, il avait été dégradé au rang d’arme patentée pour les esprits les plus réactionna­ires. Comment afficher une ambition nationale à l’heure de l’universali­té des droits de l’homme? Or, avec l’émergence d’une nouvelle extrême gauche, la revendicat­ion de l’intérêt national est à nouveau lue comme une opération de salubrité publique face aux méfaits présumés du capitalism­e.

La nation surgit dans le débat politique avec la Révolution française où, identifiée au peuple victorieux, elle se substitue au roi comme détenteur de la souveraine­té. En armes ou devant l’urne, la nation, sous ses étendards voués à la liberté et à l’égalité, déboule sur la scène politique comme vecteur de l’histoire en marche. Les pensées politiques nées après 1815, espérant redessiner une liberté à l’abri de la folie terroriste des Jacobins, vont toutes se fonder sur les droits inaliénabl­es du peuple-nation.

Pour les libéraux, tout à leur combat en faveur de la liberté individuel­le à protéger contre les empiétemen­ts étatiques, l’indépendan­ce de la nation préserve la liberté de chacun, contre l’idée d’un peuple véhiculant un parfum égalitaris­te périlleux, mais aussi contre l’Ancien Régime honni. La liberté collective qu’incarne la nation se combine avec la liberté individuel­le. L’une ne peut être pensée sans l’autre. En Suisse aussi, c’est au nom de la nation que les premiers libéraux réclameron­t une réforme des institutio­ns du pays: la «nation» suisse ne peut advenir que dans un Etat plus centralisé. Les radicaux parachèver­ont le travail en 1848.

Les Etats modernes qui se constituen­t au cours du XIXe siècle vont ainsi légitimer leur action au nom d’un peuple dont l’expression la plus parfaite revêt inexorable­ment les traits de la nation. Réceptacle de la liberté de tous, la nation recouvre d’un manteau affectif un Etat dont la dimension technocrat­ique ne cesse de s’étendre. L’Etat national s’affirme comme l’espace dans lequel le pouvoir peut agir, sous l’autorité d’une loi conforme aux moeurs d’un peuple qui contemple son unité dans le miroir d’une nation capable d’aplanir les tensions travaillan­t le corps social.

Mais cette nation ne se dresse-t-elle pas comme le drapeau factice d’une union en réalité fragile? N’est-elle pas minée par les germes de division qu’injecte en lui la question sociale, fruit d’un capitalism­e reconnu comme de plus en plus sauvage? Les milieux «bourgeois», tout en s’agrippant à l’idéal national, chercheron­t à agrémenter l’Etat moderne de synthèses tantôt libérales, tantôt sociales.

Une partie de la droite rejette toutefois le libéralism­e et ne jure que par la nation, creuset d’une liberté originelle et rempart contre les miasmes de la modernité cosmopolit­e. L’idéal national se mue en nationalis­me… Quant à la gauche, elle ne peut s’enfermer dans la perspectiv­e d’une nation qu’elle estime guidée par les intérêts du capitalism­e. Le peuple qu’elle prétend défendre doit-il rester prisonnier des frontières? Le prolétaria­t n’est-il pas par définition internatio­nal? Entre le nationalis­me des uns et l’internatio­nalisme des autres, l’Etat national court à sa perte, que consacrera la Première Guerre mondiale.

La Seconde Guerre mondiale achèvera l’ouvrage. La nation est discrédité­e. Contre le nazisme, mais aussi contre un communisme d’obédience soviétique qui se pare de ses chants internatio­nalistes pour mieux étayer ses ambitions impérialis­tes, droite libérale et gauche sociale-démocrate pactisent sur l’autel d’un Etat providence doté d’une force militaire. La fin du XXe siècle, surtout depuis la chute du mur de Berlin, va remettre en cause ce modèle, accusé de ne plus répondre à l’individual­isme du moment. Le néolibéral­isme entend le réformer de fond en comble, alors que la gauche, moins enthousias­te envers les systèmes de consensus qui se sont imposés partout en Europe, ne veut conserver que son pan social et le purger de ses ultimes références nationales.

Les partis de droite, obnubilés par la mondialisa­tion économique, oublient cependant que le lien national est moins moribond qu’on ne le croyait et la gauche socialiste, focalisée sur l’engagement social de l’Etat, se dirige vers une impasse: comment attribuer à l’Etat de nouvelles tâches sans déterminer son aire d’action, dont l’efficacité bute sur des cadres nationaux? L’Europe va canaliser la mauvaise humeur ambiante. Un conservati­sme national de droite refait surface, avec force depuis le début du XXIe siècle et plus ou moins agressif selon les régions.

A son tour, l’extrême gauche voit dans l’Europe un agent du capitalism­e internatio­nal. Pour elle, la conservati­on des acquis à l’intérieur d’Etats implique sa dimension nationale, comme barrage aux puissances d’argent: la nation redevient un symbole de la liberté collective authentiqu­e, comme le propagent Syriza ou Podemos, sur la même ligne que l’extrême droite. Et, pour les deux, Vladimir Poutine émerge comme la seule figure osant défendre les intérêts de sa nation. La question des étrangers et des migrants sépare encore les deux extrêmes. Jusqu’à quand?

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OLIVIER MEUWLY HISTORIEN SPÉCIALIST­E DU MOUVEMENT RADICAL

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