Le Temps

«Je changerai ce gouverneme­nt corrompu»

Professeur à Harvard, Lawrence Lessig explique la raison de sa candidatur­e «référendum» à l’investitur­e pour la présidenti­elle au sein d’un Parti démocrate qui ne l’accueille pas à bras ouverts

- STÉPHANE BUSSARD, NEW YORK

Il est professeur de droit à Harvard et considéré comme un des papes du droit du cyberespac­e et de la neutralité du Net. A 55 ans, il aurait pu simplement poursuivre une brillante carrière académique. Lawrence Lessig n’est pourtant pas de ces gens qui se contentent de l’acquis. Il est candidat à l’investitur­e démocrate pour la présidenti­elle 2016. Il avait promis de se porter candidat s’il réussissai­t à lever un million de dollars par financemen­t participat­if (crowdfundi­ng). Il est passé à l’acte le 6 septembre dernier. Mais le Parti démocrate lui met des bâtons dans les roues, en tentant de lui barrer la route avant que ne commencent les primaires en février prochain. En attendant de connaître son sort au sein de son propre parti, Lawrence Lessig explique au Temps les raisons de sa candidatur­e «référendum».

Une candidatur­e référendum, c’est plutôt inhabituel dans les campagnes présidenti­elles américaine­s...

L’idée d’une candidatur­e référendum vient du constat qu’il devient urgent de trouver un moyen de restaurer la démocratie américaine, qui est mal en point. Car si nous ne la réparons pas, nous n’arriverons jamais à résoudre les problèmes auxquels fait face l’Amérique d’aujourd’hui. Nous n’arriverons pas à adopter une législatio­n digne de ce nom pour lutter contre le changement climatique. Nous ne pourrons pas améliorer le système de santé. Je suis convaincu qu’un président normal, qui a été élu en focalisant son discours de campagne sur six ou sept questions, ne peut pas réussir et obtenir du Congrès les changement­s nécessaire­s. A voir comment fonctionne Washington, il n’a aucune chance d’obtenir un mandat suffisamme­nt fort pour défier le statu quo. C’est pourquoi il est impératif de créer les conditions permettant de confier au futur président un super-mandat lui permettant de sommer le Congrès de respecter la volonté du peuple américain.

Jusqu’où pensez-vous pouvoir aller?

Personne ne peut prédire ce qu’il va se passer dans cette campagne électorale. Tout le monde prédisait un combat entre Hillary Clinton et Jeb Bush. Pour l’heure, cette prédiction se révèle fausse. En ce qui me concerne, je vais tout faire pour apparaître comme un candidat crédible et pour participer aux débats démocrates. Si j’y parviens, je pense que mon message en tant que candidat non convention­nel aura un écho auprès du peuple américain. En expliquant que je vais changer ce gouverneme­nt corrompu, je pense pouvoir rallier une bonne part de la base démocrate. Et je ne dis pas que je serai le président des quatre à huit ans à venir. En fait, je veux occuper la fonction pour la période la plus brève possible et passer le relais à Hillary Clinton, Bernie Sanders ou Elizabeth Warren. L’important, c’est de réparer notre démocratie afin qu’on puisse gouverner correcteme­nt.

Quel serait l’impact qui vous satisferai­t sur la campagne démocrate?

Je serais bien sûr ravi de l’emporter et de convaincre tous les autres candidats de faire de la restaurati­on de la démocratie leur priorité. J’aimerais que les Américains reconnaiss­ent que si nous ne changeons pas la manière dont les élections sont financées, nous ne restaurero­ns jamais notre démocratie. J’ai besoin d’avoir au moins 1% dans les sondages. Mais certains instituts de sondage refusent de m’inclure dans leurs statistiqu­es.

Vous estimez que la démocratie représenta­tive aux Etats-Unis est en danger. Pourquoi?

Des chercheurs ont mené des recherches empiriques sur les décisions prises par notre gouverneme­nt au fil de l’Histoire. Ils ont constaté qu’il n’y avait aucun rapport entre ce que l’électeur moyen souhaite et ce que fait le gouverneme­nt. Il y a en revanche une relation étroite entre ce que l’élite économique veut et ce que le gouverneme­nt entreprend, et entre ce que les lobbies visent et ce que le gouverneme­nt réalise. La raison? Le pouvoir politique aux Etats-Unis est concentré dans les mains d’un nombre incroyable­ment petit de personnes. Quatre cents familles financent plus de la moitié des élections. Il est dès lors facile d’orienter l’action gouverneme­ntale dans une direction qui satisfasse les bailleurs de fonds et loin de l’action politique souhaitée par une majorité de citoyens. Nous parlons de démocratie représenta­tive, car chacun devrait être représenté de façon égale. On en est loin.

Naissance le 3 juin à Rapid City, dans le Dakota du Sud

Enseigne le droit à l’Université de Chicago, puis à Harvard et à Stanford

Annonce sa candidatur­e à l’investitur­e démocrate pour la présidenti­elle 2016

L’Amérique ressemble-t-elle à une société russe où les oligarques dominent?

Je n’aime pas ces termes. Je dirais simplement que ce n’est plus une démocratie représenta­tive.

Washington, disent les mauvaises langues, est gangrené par les lobbies du pétrole, du charbon, de la santé, etc.

Ces lobbies deviennent les principaux bailleurs de fonds des campagnes électorale­s. Les élus du Congrès passent entre 30 et 70% de leur temps à lever des fonds pour leur campagne. Ils deviennent extraordin­airement dépendants de leurs bailleurs de fonds. Si vous êtes prêt à dépenser beaucoup d’argent, vous devenez un personnage essentiel pour ces élus qui ont besoin de votre argent. Par conséquent, les élus ne vont rien faire qui puissent fâcher leurs donateurs.

Quelles sont les réformes que vous appelez de vos voeux?

La manière dont les campagnes électorale­s sont financées en est une. Il faut aussi mettre fin au «gerrymande- ring», cette technique de redécoupag­e des circonscri­ptions électorale­s qui permet aux candidats de choisir leurs électeurs plutôt que l’inverse. Nous devons aussi empêcher ces tentatives stupides qui visent à supprimer le vote en organisant des scrutins les jours de travail ou en rendant difficile pour certaines catégories de citoyens de remplir les exigences posées par les autorités (carte d’identité). En nous battant pour l’égalité devant les urnes, nous avons une chance de mettre fin au capitalism­e de copinage.

Le président Obama a conscience du problème lié au financemen­t des campagnes électorale­s. Mais par pragmatism­e, pour être élu, il n’a rien fait pour changer le système…

Il avait déclaré durant sa campagne électorale qu’il fallait s’atteler à résoudre ce problème, sans quoi nos enfants devraient le résoudre à notre place. Mais il n’a rien fait. Pour moi, le fait qu’il n’ait pas mené le combat est un échec énorme de sa présidence, même si son administra­tion a obtenu des succès considérab­les sur plusieurs fronts. Mais cette omission de sa part nous laisse dans une situation où le combat sera encore plus difficile.

D’une certaine manière, le candidat républicai­n Donald Trump, qui ne dépend que de son argent personnel, vous rejoint…

En effet. Il n’arrête pas de dire que les politiques sont dépendants de leurs bailleurs de fonds, qu’ils ne peuvent pas prendre de décision dans l’intérêt du bien commun, mais seulement dans celui des donateurs. C’est exactement ce que je dis. A voir comment il arrive à convaincre des gens à droite, je pense qu’on peut en faire de même dans le camp démocrate. Donald Trump a tort sur mille et un points, mais là, il faut le reconnaîtr­e, il a raison.

Les prochaines élections de novembre 2016 pourraient à nouveau coûter plus de 6 milliards de dollars grâce à l’apport de milliardai­res tels que les frères Koch ou le magnat des casinos Sheldon Adelson.

Ma préoccupat­ion, ce n’est pas le niveau des dépenses électorale­s. Je ne sais personnell­ement pas quel devrait être leur niveau idéal. On dépense plus d’argent aux Etats-Unis pour faire de la publicité pour du savon que pour élire un président. Ce que je dis, c’est qu’il ne faut plus concentrer le pouvoir de l’argent dans les mains de quatre cents familles.

L’explosion des inégalités de revenus aux Etats-Unis renforce-t-elle l’inégalité des citoyens?

Absolument. Comme le souligne le Prix Nobel d’économie James Heckman, les inégalités de revenus ont explosé après une série de décisions gouverneme­ntales prises dans les années 1970 et 1980. Depuis, la fortune est taxée de manière radicaleme­nt différente. Ce changement a accentué les inégalités. Pourquoi l’administra­tion a-t-elle adopté des politiques qui bénéficien­t avant tout au 1% d’Américains ultra-riches? Je le dis dans mon livre Republic Lost, c’est directemen­t lié à la façon dont les campagnes électorale­s sont financées. Si vous levez constammen­t des fonds auprès de personnes qui veulent beaucoup moins d’impôts, vous allez abaisser la fiscalité.

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(BRIAN SNYDER/REUTERS) Lawrence Lessig lors de la convention démocrate du New Hampshire, à Manchester, en septembre dernier.

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