Le Temps

Les dealers s’épanouisse­nt sur le darknet

La «face cachée» du Web contient un catalogue de pages inaccessib­les sur les navigateur­s que nous utilisons tous les jours. Parmi elles, de nombreux sites qui vendent des drogues directemen­t livrées à domicile

- JULIE EIGENMANN

Une simple enveloppe, petit format, dans la boîte aux lettres. C’est sous cette forme que Matthias, 26 ans, a reçu en juillet dernier dix buvards de deux cents microgramm­es de LSD. L’étudiant avait fait une commande sur une plateforme de vente impossible à trouver sur Google. Elle n’est atteignabl­e que via Tor, un réseau particulie­r qui permet de parcourir le Web de manière anonyme.

«You are now free to use the Internet anonymousl­y» («Vous êtes maintenant libre d’utiliser Internet anonymemen­t»). En évidence sur la page d’accueil de Tor, la propositio­n est alléchante dans un monde où connecté rime avec géolocalis­é. Mais Tor fonctionne de façon différente. «La connexion sur le réseau n’est pas directe comme lorsque l’on se connecte sur le Web de tous les jours», explique Thibault, ingénieur en communicat­ion. «Tor ajoute entre notre ordinateur et le serveur du site consulté une série de noeuds, ou «routeurs oignon», comparable­s aux couches d’un oignon, qui rendent la connexion intraçable. Les adresses des sites hébergés sur Tor finissent ainsi en «.onion» au lieu de «.com», par exemple». Profitant de cet anonymat, de nombreux sites illégaux ont fleuri, d’où l’appellatio­n de «darknet».

Juste pour essayer

Bienvenue dans les tréfonds du Web! Une fois Tor téléchargé, en quelques clics, l’une des portes d’entrée de cet univers mystérieux est The Hidden Wiki («le Wiki caché»), sorte de Wikipédia qui classe par catégories les sites accessible­s sur le darknet. Ainsi, dans la section réseaux sociaux, on découvre un Facebook.onion, autre Facebook officiel, qui a pour particular­ité de ne pas enregistre­r les données. Mais sur The Hidden Wiki, on tombe vite sur des choses plus sombres: sont aussi référencés des sites pornograph­iques douteux et des plateforme­s de vente d’armes ou de drogues. Beaucoup de drogues, d’ailleurs, pour de plus en plus d’acheteurs: le rapport de l’Observatoi­re européen des drogues et des toxicomani­es (OEDT), publié le 11 février dernier, a mis en avant l’essor des ventes d’«euphorisan­ts légaux» sur le Web et de «drogues illégales» sur le darknet.

Quel intérêt d’acheter de la drogue sur le darknet? «Avec des amis, on voulait essayer le LSD, mais ce n’était pas facile d’en trou- ver», raconte Matthias. Sur le darknet, en revanche, rien de bien sorcier. Une fois le « produit » choisi, le procédé est similaire à celui que l’on connaît: on clique simplement sur « ajouter au panier». La différence avec les commandes habituelle­s est le paiement en bitcoins, pour rester intraçable. Les messages échangés avec le vendeur sont cryptés et automatiqu­ement supprimés après envoi.

Secret postal

Se fournir en drogues bien au chaud depuis son canapé, entre deux épisodes de Breaking Bad, le concept est séduisant pour les consommate­urs. Thibault, à la recherche de sensations hors norme, a lui aussi choisi le darknet pour acheter du LSD occasionne­llement: «On a le confort de rester chez soi et peu de risques.» Matthias est du même avis: «Dans la rue, on risque tout autant de se faire repérer.» La Poste ne semble en tout cas pas représente­r une véritable menace pour les acheteurs. Elle a en effet uniquement un «mandat de transport», ce qui l’oblige à transporte­r toute lettre et tout colis qui lui sont confiés. Etant soumise au secret postal, elle n’est pas autorisée à ouvrir ce qu’elle transporte. «La responsabi­lité du contenu de l’envoi revient à l’expéditeur», explique Nathalie Dérobert Fellay, porte-parole de La Poste suisse. Il existe évidemment des exceptions, dans le cas d’une suspicion autour d’un colis ou dans le cadre d’une enquête pénale. Malgré ces risques, la commande sur le darknet reste selon Matthias plus sûre qu’une transactio­n traditionn­elle: «Je ne me voyais pas trop aller dans la rue, on ne peut jamais vraiment savoir ce qu’on achète.»

Qui dit illégalité ne dit pas nécessaire­ment manque de fiabilité. Le dernier rapport de l’Observatoi­re européen des drogues et des toxicomani­es détaille cette question sur tout un chapitre: si l’anonymat du darknet rend théoriquem­ent facile la possibilit­é de livrer de mauvais produits, les vendeurs prennent peu ce risque. Leur réputation est capitale. Et, sur le darknet comme sur le Net, elle est vite faite: sur plusieurs forums se trouvent des commentair­es concernant les vendeurs. Matthias et Thibault ont choisi leur vendeur en se basant sur ces comptes ren- dus: y sont évalués le temps de livraison, le prix, l’apparence et la qualité du produit ou encore la communicat­ion avec le vendeur, avec des notes sur 5 ou sur 10. Suivent souvent des avis plus ou moins détaillés de la part des consommate­urs: « J’ai conclu quatre «deals» avec ce vendeur, il est très aimable et se soucie de ses clients […]», «ce n’est pas la meilleure «dope» que je n’ai [sic] jamais testée, mais bien la meilleure de l’année!», ou encore «lorsque je passe commande, je dois toujours attendre au moins vingt-quatre heures pour avoir confirmati­on de l’envoi de la livraison […]». On en oublie presque qu’il s’agit de substances illicites!

Se fournir en drogues bien au chaud depuis son canapé, le concept est séduisant pour les consommate­urs

La réputation des vendeurs

Des clients satisfaits, des clients mécontents; rien de bien différent des comptes rendus que l’on peut trouver sur les plateforme­s de vente traditionn­elles. Mais ces commentair­es sont d’autant plus i mporta nt spourcesve ndeurs qu’ils n’ont aucun contact direct avec l’acheteur: ce sont les seules preuves de leur «profession­nalisme». Matthias a eu l’occasion de constater à quel point les vendeurs tiennent à leur réputation. Après une première commande de LSD en été, il a recours une seconde fois au darknet pour commander de la MDMA juste avant de partir étudier outre-Atlantique, mais il ne reçoit pas le produit dans les délais annoncés. Il avertit donc le vendeur, qui se dit désolé et promet de le livrer quand même à sa nouvelle adresse. «J’ai reçu dix jours plus tard la drogue dans ma boîte aux lettres. Et, pour s’excuser du retard, il avait mis 5 grammes au lieu de 1, pour environ 70 francs.»

Acheté à un ami, un gramme lui avait coûté 110 francs. Un cadeau du vendeur, donc, pour s’assurer des commentair­es positifs. Ce système compétitif pourrait paraître incompatib­le avec le milieu de la drogue, et pourtant: sur le darknet, les stupéfiant­s sont évalués pour leur qualité, et les dealers jugés pour leur «sympathie». Un gouffre avec la réalité des dealers et des consommate­urs de rue.

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(DR) De nombreux sites illégaux ont vu le jour sur le darknet, qui permet de naviguer anonymemen­t sur une parcelle de la Toile.

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