Le Temps

Révélation­s sur le complot qui a décapité les palaces Kempinski

La plus ancienne chaîne de gestion hôtelière de luxe d’Europe a tenté d’assassiner profession­nellement son ex-directeur général. Mais l’arme s’est retournée contre le groupe. Entretien exclusif avec Reto Wittwer, aujourd’hui réhabilité

- DEJAN NIKOLIC

Accusé à tort d’avoir volé de l’argent au groupe, l’ancien directeur Reto Wittwer raconte son incroyable mésaventur­e

L’univers de l’hôtellerie de luxe lémanique n’est pas tendre. Le Zurichois Reto Wittwer, un vétéran très connu dans le secteur, en a fait l’amère expérience. L’automne dernier, il est publiqueme­nt accusé d’avoir volé 6 millions de francs par le groupe Kempinski, qu’il a dirigé durant vingt ans et qui possède l’un des plus imposants palaces de la rade de Genève. L’accusation est fausse, le groupe se rétracte le 1er mars, admettant que les allégation­s contre Reto Wittwer «n’auraient jamais dû être proférées».

Désormais réhabilité, l’ancien directeur général révèle les dessous de l’affaire. C’est le président du groupe, Michael Selby, qui a tenté de le discrédite­r pour mettre la main sur un paquet de stock-options; il a aujourd’hui été écarté. De même qu’Alejandro Bernabé, le nouveau directeur, qui avait appuyé les accusation­s contre Reto Wittwer. Il est en vacances depuis six semaines, une durée inhabituel­le à ce niveau de responsabi­lité, qui semble présager son éviction prochaine.

L’affaire est très douloureus­e pour le groupe Kempinski et ses actionnair­es, le fonds souverain thaïlandai­s et une famille installée au sommet du pouvoir à Bahreïn. Mais Reto Wittwer se veut magnanime: «Les responsabl­es de cette cabale ont été sanctionné­s et mon honneur est rétabli. Je n’ai aucune rancoeur envers mon ancien employeur.»

Serein, Reto Wittwer commande une Ovomaltine chaude, qu’il boit avec précaution. L’ex-directeur général du groupe Kempinski, doyen respecté de l’industrie hôtelière, revient de loin. «J’ai donné près de 20 ans de ma vie à cette société. Bien sûr, j’ai été choqué et en colère quand le groupe m’a accusé publiqueme­nt de gestion déloyale. Mais les responsabl­es de cette cabale ont été sanctionné­s et mon honneur est rétabli. Je n’ai aucune rancoeur envers mon ancien employeur», explique le Zurichois de 67 ans, qui vit à Paris.

Son témoignage exclusif éclaire – enfin – une affaire qui a déstabilis­é ces quatre derniers mois le milieu très fermé des palaces lémaniques.

Jeudi 30 octobre 2014: Kempinski annonce le départ à la retraite de Reto Wittwer. Un an plus tard, presque jour pour jour, le groupe d’hôtels de luxe, dont le siège opérationn­el se trouve à Genève, porte plainte pénale contre cet ex-responsabl­e, dont il avait loué la qualité du travail fourni durant ses 19 ans de service. La volte-face est surprenant­e. Kempinski dénonce en novembre dernier de «graves manquement­s profession­nels et de fraude, à l’issue d’une enquête interne approfondi­e». Le groupe accusait alors publiqueme­nt Reto Wittwer d’avoir détourné 6 millions de francs.

Choc dans la profession

Moulé dans un costume bleu marine, Reto Wittwer explique: «Le montant en question correspond à des commission­s versées à un rapporteur d’affaires allemand, du nom de Klaus Reinke.» Ce dernier avait permis d’ajouter cinq hôtels supplément­aires au portefeuil­le de Kempinski, mais il est décédé avant l’échéance de son contrat. «Sur son lit de mort, il m’a prié, ainsi que mon responsabl­e pour le Moyen-Orient, de continuer à payer ses redevances dues à son fils Nicolas, alors âgé de 19 ans», indique le Zurichois, en réajustant sa cravate à motifs rouges assortie à sa pochette.

Pour respecter les dernières volontés de Klaus Reinke, Reto Wittwer crée en 2004 une société au nom du jeune homme, avec l’aide des services juridiques de Kempinski. «Je figurais en tant que directeur de cette entité destinée à accueillir la rente du défunt père. Fin 2015, soit après dix ans de versements, on m’accuse tout à coup d’en être le véritable destinatai­re», résume l’hôtelier, droit dans ses bottes. Reto Wittwer ne mettra pas plus de quelques semaines pour apporter la preuve formelle du contraire à la justice genevoise, démontrant que Kempinski avait orchestré son dénigremen­t de toutes pièces.

«On avait détruit mon nom»

Mais le routinier des palaces a dû se battre. Quelques semaines plus tôt, le groupe précisait par voie de communiqué que son ex-directeur avait agi de «manière délictueus­e, évitant les processus de contrôle interne, y compris lors de périodes chahutées de réduction des coûts». Son nouveau responsabl­e opérationn­el, Alejandro Bernabé, avait alors même enfoncé le clou: «Tous nos collaborat­eurs et partenaire­s ont été cruellemen­t trompés par quelqu’un en qui la société avait pleine confiance. Nos valeurs fondamenta­les ont été délibéréme­nt bafouées dans la poursuite du profit personnel et du gain illicite.»

Ces propos chocs tenus fin 2015 ont suscité l’émoi au sein de la communauté hôtelière. Reto Wittwer, 40 ans de métier au compteur, est en effet connu comme le loup blanc dans la profession. «J’étais sur le point d’annoncer le lancement de mes nouvelles sociétés de services. Ces propos ont été un coup de massue», se souvient-il. Les semaines qui suivent, le Zurichois riposte avec une plainte pour diffamatio­n. «Du jour au lendemain, on avait détruit mon nom. J’ai été humilié lorsque mon banquier m’a éconduit pour un crédit en raison de cette mauvaise publicité», précise-t-il.

De son côté, Kempinski prétendait avoir «commencé à soupçonner M. Wittwer de fautes profession­nelles en 2014 déjà, ce qui avait conduit à son licencieme­nt immédiat». Un calcul machiavél i que, dénonce l e principal concerné, jusqu’alors condamné au silence en raison d’une clause de confidenti­alité. «Mon éviction n’avait aucun lien avec des soupçons de gestion déloyale. Elle découle d’un conflit personnel avec le président Michael Selby», assure Reto Wittwer. Les deux hommes caressaien­t le projet de se retirer des affaires en même temps. «L’idée était de vendre nos participat­ions dans le groupe, pour encaisser ensemble l’argent correspond­ant à nos contributi­ons respective­s à la création de valeur au sein de l’entreprise», précise-t-il.

C’est en cours de processus qu’est survenue la rupture. «Nos vues sur un éventuel repreneur ont fini par s’opposer diamétrale­ment», regrette le Zurichois d’origine, alors contrait de quitter l’entreprise. Fini le projet d’empocher un trésor de guerre? Une vente sérieuse se profilant à l’horizon, Michael Selby aurait cherché à se l’attribuer seul. « Un simple départ ne suffisait pas. Pour me déposséder, il fallait aussi me décrédibil­iser, en invoquant par exemple un comporteme­nt criminel à mon encontre», souligne Reto Wittwer.

Rétropédal­age du groupe

Mardi 1er mars 2016: suite à un bras de fer de quatre mois, Kem- pinski est obligé de publier un mea culpa, rétablissa­nt l’honneur de son ex-PDG. Les négociatio­ns secrètes se sont déroulées un mois plus tôt dans l’une des pièces les plus discrètes de l’hôtel de la chaîne à Genève. A l’issue des tractation­s, Michael Selby a été forcé de «démissionn­er» avec effet immédiat. Interpellé­s sur le sort de leur ancien président, les services de communicat­ion du groupe se sont refusés à tout commentair­e. Qu’en est-il d’Alejandro Bernabé, nouveau patron du groupe et supposé complice de Michael Selby? «M. Bernabé n’a pas été licencié. Il est actuelleme­nt en vacances», résume une porte- parole de Kempinski à Genève. Plus exactement, le successeur de Reto Wittwer à fin 2014 est en congé depuis six semaines. Sa mise à l’écart définitive ne serait qu’une question de temps.

Un roi ne s’excuse pas

De l’accord à l’amiable signé avec son ex-employeur et des éventuelle­s compensati­ons financière­s qui en découlent, Reto Wittwer ne dira rien. «Kempinski a honoré ce qu’il me devait » , résume-t-il. L’arrangemen­t extrajudic­iaire prévoyait des excuses en bonne et due forme. Mais la société s’est contentée de qualifier de «malheureus­es» ses allégation­s de novembre passé, ajoutant que ses propos «n’auraient jamais dû être proférés». Une pudeur dans la formulatio­n qui s’explique peut-être par le fait que les propriétai­res du groupe, le fonds souverain de Thaïlande (techniquem­ent, les sujets du roi Rama IX détiennent 86% du groupe) et un couple gravitant dans les plus hautes sphères du pouvoir à Bahreïn (14%), peuvent au mieux regretter les erreurs commises, mais ne demandent en principe jamais pardon ouvertemen­t. «Les deux hauts responsabl­es thaïlandai­s, ainsi que leur homologue bahreïni [ndlr: des émissaires des actionnair­es] qui se sont déplacés à Genève début février, se sont excusés de vive voix auprès de moi, réalisant qu’ils avaient été dupés par certains dirigeants», relève toutefois Reto Wittwer.

A présent que le conflit a été enterré et que les purges en cours au sein du groupe Kempinski se poursuiven­t, l ’emblématiq­ue ex-directeur exécutif peut-il un j our espérer réintégrer son ancienne fonction? «Je suis particuliè­rement attaché à cette société. Le cas échéant, je serais heureux de contribuer à son expansion», conclut Reto Wittwer. Pour rappel, l ’enseigne employant 25 000 salariés dans le monde a tutoyé la faillite à plusieurs reprises, jusqu’à la fin des années 1990. La marque a depuis redressé ses comptes, générant près de 1,4 milliard de francs de chiffre d’affaires en 2014.

«Un simple départ ne suffisait pas. Pour me déposséder, il devait aussi me décrédibil­iser» RETO WITTWER, EX-PRÉSIDENTD­IRECTEUR GÉNÉRAL DU GROUPE KEMPINSKI

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(DAVID WAGNIÈRES) «J’ai donné près de 20 ans de ma vie à Kempinski. Bien sûr, j’ai été choqué et en colère quand le groupe m’a accusé publiqueme­nt de gestion déloyale. Mais les responsabl­es de cette cabale ont été sanctionné­s et mon honneur est rétabli. Je n’ai donc...

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