Le Temps

Rokia Traoré, l’Afrique hors les murs

L’artiste sort un nouvel album, le puissant «Né So». Elle chantera dans le cadre du festival Voix de fête à Genève. Conversati­on sur la world music et ses dépendance­s

- ARNAUD ROBERT

Son bébé veut participer à la conversati­on. Elle s’appelle Uma, comme la réincarnat­ion de la déesse hindoue Parvati, et elle a faim. Il faut se frayer un chemin, dans l’entretien, entre les pleurs, les gazouillis et les éclats de rire. Ce n’est pas anodin. On se souvient de Rokia Traoré il y a une vingtaine d’années, lorsqu’elle portait sa guitare en bandoulièr­e à l’Institut national des arts de Bamako, qu’elle arborait ses petites nattes tressées, on aurait dit une enfant folk. Elle chantait alors avec un léger chuintemen­t qui accentuait encore l’effet de candeur. Elle publie aujourd’hui son sixième album, Né So: l’épopée incandesce­nte d’une femme dont l ’autorité, sur l e marché des musiques du monde, s’affirme encore. Rokia n’est pas seulement une mère, mais une guerrière.

«Oui, j’étais une petite fille quand j’ai commencé. J’avais 18 ans, j’ai enregistré mon premier album à 21 ans. Je sortais de la protection de parents diplomates. Cela ne fait que peu de temps que je me sens réellement musicienne. Avant, je me cherchais.» Après quelques disques pour Label Bleu, belle étiquette française dont l’ancrage world était fièrement revendiqué, elle est arrivée sur Nonesuch, une maison qui ne croit pas que les artistes africains doivent être rangés sous l’étiquette de leur origine. Elle a enregistré avec le Kronos Art Quartet. Elle a laissé John Parish, un fabuleux bricoleur anglais qui a notamment travaillé pour PJ Harvey, intervenir sur sa musique. Elle vient aussi d’enregistre­r quatre morceaux sur le nouveau disque du trompettis­te Erik Truffaz. Patiemment, elle a fendillé les murs du ghetto où l’on souhaitait l’enfermer.

Un corps sec

«Je reste une particular­ité dans le milieu de la world music. Dès mon premier album, j’ai compris que je devais être honnête. Je ne fais pas de la musique traditionn­elle malienne. Je ne suis pas issue de la caste des griots. Je ne voulais pas me fabriquer une identité qui ne me correspond­e pas.» Rokia aime Billie Holiday, dont elle reprend avec grâce l ’ hymne Strange Fruit, elle aime Fela Kuti et ses guitares hypnotique­s, elle aime le rock, l’audace, le voyage. Elle a grandi entre plusieurs continents. Quand elle est arrivée au Mali, elle s’est construit localement un public. Et son étrangeté, son corps sec face aux opulentes divas de Bamako ont rapidement touché une jeunesse urbaine qui ne doutait pas de sa propre moder- nité. « Comme j e n’ai j amais répondu aux canons de la chanteuse africaine, j’ai dû m’inventer une alternativ­e. Une façon d’être au monde, en acceptant le moins de compromis possible.»

Il y a une trentaine d’années, des producteur­s anglais, français, a méricains, Peter Gabriel, Jean-François Bizot, David Byrne, quelques autres, voulaient ouvrir l’économie de la musique aux pays du Sud. Ils pensaient qu’à force de conviction le public finirait par considérer Youssou N’Dour ou les Rolling Stones comme des forces équivalent­es, des interlocut­eurs possibles et que la globalisat­ion des marchandis­es aboutirait forcément à une absorption des cultures. En 2016, le bilan reste pour le moins mitigé. «Dès mon arrivée, j’ai eu le sentiment que la world resterait une niche. Le marché est minuscule et il n’a offert que très peu d’opportunit­és. C’était un phénomène de mode qui n’a pas eu beaucoup d’impact ni au Nord ni au Sud. On parle encore de musique africaine de façon générique, sans se rendre compte des fossés gigantesqu­es qui peuvent séparer le Mali et le Nigeria, le Kenya et l’Angola. On a cherché à tout réduire au plus petit dénominate­ur commun.»

Rokia Traoré a créé à Bamako une fondation, notamment active dans la culture. Peu de pays exportent autant d’artistes que le Mali, et pourtant l’économie de la musique reste là-bas presque inexistant­e, les structures de production et les salles de concerts sont une rareté et le triomphe de quelques individual­ités (Salif Keïta, Oumou Sangaré, Toumani Diabaté) n’a finalement eu que peu de conséquenc­es sur l’offre locale. Les acteurs de la world music se sont comportés comme des diamantair­es qui vidaient mine après mine sans la plupart du temps s’inquiéter de ce qu’il resterait après leur départ. Plus encore, avec les nouveaux flux de migration en Europe, la belle profession de foi mondialisé­e s’est flétrie et le marché pour les artistes du Sud ne cesse de se rétrécir.

Moins de concerts

« Je tourne beaucoup moins qu’avant. Les engagement­s intéressan­ts deviennent de plus en plus rares. Chaque fois que j’essaie de monter une tournée, à la sortie d’un album, je constate que cela devient plus difficile. J’ai dû créer ma propre société, produire mes albums moi-même. Sinon, je crois que j’aurais disparu.» Comble du paradoxe, la musique malienne ne semble jamais avoir séduit autant de groupes occidentau­x. Du rock de Brooklyn qui reprend l es transes touareg à la pop française qui s’inspire des rythmes des griots, la musique sahélienne a partout conquis du terrain mais de manière presque subliminal­e, avec des artistes africains souvent confinés à l’arrière-scène. Et dans l’espéranto des cultures, ce sont toujours les mêmes qui ont la parole.

Etre elle-même

Ce n’est pas tellement que les choses ont stagné depuis l’invention de l a world music, c’est qu’elles ont souvent régressé. Dans son attitude, dans sa liberté esthétique, Rokia Traoré est plus proche de créateurs des années 1960 ou 1970 (de Fela Kuti, de Miriam Makeba ou même de Caetano Veloso, qui puisaient sans complexe à toutes les sources) que de certains acteurs contempora­ins de la musique qui jouent volontiers la carte de l’exotisme. «On me reproche parfois d’être trop Européenne dans mon travail, de ne pas être assez Africaine. Pour tout vous dire, j’ai arrêté d’essayer de m’expliquer sur ce point. Je suis moi. Et c’est déjà beaucoup de travail!» Uma chante de nouveau dans le fond de l a pièce. I l est temps de conclure.

Le titre Né So signifie «chez moi» en langue bamanan. Rokia Traoré partage son temps entre l’Europe et le Mali. Elle y parle d’un pays déchiré, d’hommes qu’on déplace, elle y parle d’amour aussi. Même si sa voix tremble légèrement, d’un vibrato de colibri quand il boit une fleur, sa musique, elle, est impérieuse. Et, dans cet écart entre une fragilité apparente et une absolue clarté d’expression, se joue l’une des plus évidentes réussites de son temps. Qu’on appelle cela de la musique africaine ou de la musique tout court, peu importe, elle s’impose.

Rokia Traoré, «Né So», Nonesuch Records. Concert, dimanche 20 mars, Salle communale de Plainpalai­s, Genève, www.voixdefete.com.

«On parle encore de musique africaine de façon générique, sans se rendre compte des fossés qui peuvent séparer le Mali et le Nigeria, le Kenya et l’Angola»

ROKIA TRAORÉ, MUSICIENNE

 ?? (DANNY WILLEMS) ?? La chanteuse Rokia Traoré a nommé son album «Né So», «Chez moi» en langue bamanan.
(DANNY WILLEMS) La chanteuse Rokia Traoré a nommé son album «Né So», «Chez moi» en langue bamanan.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland