Catherine Lovey à l’affût de l’étrange étrangeté de nos vies
«Quand j’écoute Madame Rivaz dans sa cuisine, tout me paraît clair. Non pas facile, mais clair. C’est lorsque je la quitte que tout redevient entortillé»
L’héroïne de «Monsieur et Madame Rivaz» parcourt des territoires familiers. Passés au filtre de l’humour et du regard tantôt tendre, tantôt impitoyable de la romancière, ils s’avèrent plus bizarres que l’on croyait…
PAR ÉLÉONORE SULSER
◗ De quoi s’agit-il? De Monsieur et
Madame Rivaz, comme le titre l’indique? Oui et non, pas seulement. Il s’agit, en fait, de la vie même, du point de vue qu’on adopte sur elle et de ce qu’on en fait. Catherine Lovey nous avait invités dans Un Roman russe et
drôle à suivre une épopée, marchant à la suite de la narratrice dans les pas de Mikhaïl Khodorkovski. Dans ce roman-ci, Catherine Lovey s’attache à raconter une tranche de l’existence d’une héroïne ordinaire, une femme, seule, en quête de sens et peutêtre de modèles, afin, tout simplement, de continuer à vivre sa vie. L’héroïne se confronte à la vie moderne, celle que nous connaissons, celle que nous habitons tous en Occident. Son parcours met en lumière la dureté impitoyable des temps contemporains, mais aussi, heureusement, leur dimension singulièrement burlesque.
Grinçant
Dans l’univers à la fois grinçant et familier que dépeint Catherine Lovey – peuplé d’hôpitaux, de bureaux, de voyages organisés, de familles éclatées, de réseaux bruissants et de délires new age –, des personnages émergent. Ils apparaissent comme autant d’îles, autant de pistes à suivre, autant d’emblèmes d’une vie possible. Voici donc, pour commencer l e voyage – voyage plutôt immobile d’ailleurs –, au centre du jeu, Monsieur et Madame Rivaz, deux personnages magnifiques, extrêmement attachants, et exemplaires à l ’échelle du roman.
C’est un vieux couple, dont il émane une «étrange conjugaison de fragilité et de dignité». La narratrice les rencontre dans une gare, «lui en chemise blanche et en veston clair, elle en jaquette rose tendre». Nous ne ferons pas cette croisière, viennent-ils solennellement déclarer aux deux guides, dont la narratrice, occupés à rassembler leur nouveau troupeau de touristes. Le roman s’ouvre sur ce «non», catégorique, doux, assumé. Sans appel.
Tendresse
Juste et Hermine vivent dans la montagne. Ils jardinent, se promènent tranquillement, cuisinent, lisent, considèrent le monde avec bienveillance mais non sans malice. Ils s’aiment tendrement, se chamaillent gentiment. Image merveilleuse d’une vieillesse heureuse, même si l’inquiétude pointe ici ou là. Image qui frôle la caricature, mais qui n’y tombe j amais. Car Catherine Lovey possède un oeil vif qui saisit toutes l es nuances. Elle sait mettre en scène, sans peser, les gestes et les contradictions des personnages. Il y a, aussi, une grande tendresse dans les pages qui décrivent la vie et les gestes de Monsieur et Madame Rivaz.
Les autres personnages semblent, pour la plupart, noyés sous le flot des jours, des idées reçues, des obligations. Mais soudain, et c’est ce que guette la narratrice, ils sortent du lot, bondissent hors de l’eau, dans un bref numéro parfois très touchant, pour retomber, hélas souvent, sans plus d’espoir dans le magma quotidien, la déprime ou la mort.
Punk et yoga
Voici Alexis, «Khmer rouge» du voyage organisé à ses heures, bien plus désespéré qu’il n’y paraît. Bientôt, il sera ce gisant, amoureux silencieux relégué au rang des rendez-vous manqués. Lui aussi paraît caricatural, il n’en fréquente pas moins les gouffres: «J’avais détesté son empressement d’employé modèle, toujours sur le qui-vive, comme si une caméra le suivait jour et nuit. Je le lui avais dit. Alexis avait rétorqué que nous étions en réalité suivis jour et nuit. Les monstres ne se cachent plus dans la forêt, avait- i l affirmé, ils avancent désormais à nos côtés, à visage découvert, et c’est encore plus terrifiant.»
Voici que s’avance Lætitia, l’amie intime de la narratrice, divorcée, dotée d’un fils harpiste. Elle désole et frappe, d’abord, par son laisser-aller autodestructeur et violemment anticonformiste et plonge dans une dérive quasi punk avant de repartir de plus belle dans l’autre sens, s’entichant d’un parangon de la mondialisation pour se vouer, in fine, au seul yoga. Il y a encore une doctoresse pleine de finesse, un avocat fiscaliste, une certaine Léonore. D’anciennes amours sont évoquées. Tous naviguent à vue. Ils se noient, s ur nagent, r e pl o ngent. Ils semblent parfois si sûrs d’eux que c’en est énervant – l’héroïne ne manque pas, d’ailleurs, de s’en agacer copieusement. Mais ils sont aussi si fragiles qu’on se sent parfois, face à eux, comme la narratrice, désemparés.
Elle-même ne va pas très bien, nous apprend le roman. Elle est peu motivée, ses amis et ses amours sont cahotants, elle manque d’allant et ne cesse de s’énerver face au monde, sans y mettre beaucoup de diplomatie, ce qui lui vaut de nombreux déboires: «Enjoy! le cri de ralliement de notre temps, enjoy! où est la guillotine s’il vous plaît, qu’on la ressorte, qu’on attrape cet Enjoy pieds et poings liés, qu’on présente son cou à la lame, qu’on dégage les vertèbres, et tchac! et crac, connard va, bon débarras!» songe-t-elle, face aux touristes moutonniers. Un sentiment de décalage permanent l’habite: «J’avais le sentiment que les gens qui m’entouraient, y compris ceux que j’aimais bien, fonctionnaient déjà grâce à des puces intégrées. Et que j’étais la seule, à traîner encore avec une peau, des os, de l’eau et du sang.»
Concentrés
Et derrière l’héroïne, derrière tout ce petit monde qui vit quelques mois dans ces pages, sous notre nez, on entend aussi la voix de l’écrivain: «Les héros des livres sont ainsi pris dans des événements incessants, si bien que leurs jours et leurs nuits finissent par se transformer en des concentrés de suspense, alors que nous savons tous d’expérience que rien ne ressemble plus à une journée qu’une autre de nos journées, ceci étant valable également pour nos nuits», remarque-t-elle, dans ces pages.
Ne pas jouer du suspense, même s’il y en a dans le livre, ne pas magnifier le quotidien, essayer de saisir ce qui se passe, même en fiction, et s’y tenir, non pas du point de vue temporel ou réel, mais du point de vue de la perception, voici ce qu’on lit du projet de Catherine Lovey. Que peut-on dire vraiment de la vie, sans tricher? Sans être non plus ennuyeux ou pontifiant? Que peut-on dire de la vie des femmes de plus de 30 ans? Que peut-on dire de la vieillesse et de la mort, telles que nous l es appréhendons, dans l eur étrange et parfois comique absurdité. Monsieur et Madame Rivaz tente de répondre à certaines de ces questions, à sa manière. Pour auta nt , Monsieur e t
Madame Rivaz n’a rien d’un livre de psychologie, ou d’un vade-mecum. Il est fictionnel, et extrêmement drôle, car le regard de l’héroïne est constamment décalé par rapport au réel. Il semble aussi extrêmement personnel, ce qui le rend très attachant. Le roman donne à voir le monde, selon la romancière, et par là nous décale, nous lecteurs, à notre tour. Il nous invite à chausser d’autres lunettes, à partir à la découverte de territoires faussement familiers.