La Boétie et les servitudes volontaires d’aujourd’hui
Choisir la droite extrême en politique est un pari très risqué aux yeux de l’humaniste
La démocratie a-t-elle encore de l’avenir? On pourrait effectivement se poser la question en voyant tous les fronts qui s’ouvrent contre elle. Des populations qu’on croyait lui être gagnées et qui semblent vouloir lui tourner brusquement le dos. Des certitudes politiques qui se brouillent. N’entend-on pas souffler un peu partout, en Europe notamment, le vent du populisme et du désir d’autorité? «Populisme» est un mot qui fait du bruit, trop peut-être, au risque de rendre sourd sur l’essentiel: le refus assumé sans honte de primer le pluralisme démocratique et la défense des libertés individuelles.
De la Pologne à Trump
La Pologne, hier championne des nouvelles démocraties, plébiscite un parti qui ne cache pas son mépris de plusieurs droits fondamentaux conquis après la chute du Mur. Aux Etats-Unis, Trump est emporté par ses outrances autoritaristes vers l’investiture républicaine. Ailleurs, en Europe, dans le monde, les nations libres scrutent, avec un mélange de jalousie et de fascination, le plan quinquennal où la Chine prend son destin économique en main, avec une assurance dont les démocraties ont perdu l’habitude. C’est, en quelque sorte, du donnant-donnant. On cède des libertés, si fondamentales qu’elles deviennent presque incolores, en échange de… De quoi, au juste?
L’opinion courante veut que le populisme propose par définition un marché de dupes, car rien ne pourra jamais compenser les droits auxquels il oblige de renoncer. C’est du moins ce qu’écrivait La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire (1548), composé à l’ombre des dérives du pouvoir monarchique des Valois.
La liberté est bien fragile, puisqu’on oublie si facilement sa valeur: le regard que le jeune avocat auteur du texte jetait sur le monde de la politique était pour le moins désabusé. Il dénichait dans le comportement des hommes, à toutes les époques connues (La Boétie évoque l’Antiquité, mais il pense à son temps), une étonnante et irrésistible propension à se soumettre au pouvoir autoritaire. Etonnante, car qu’est-ce qui peut bien détacher de ce bien primordial qu’est la liberté? Qu’une autorité s’impose par la force, par droit d’hérédité ou par des élections, son souci le plus pressé sera de faire oublier à ses sujets tout ce qu’ils perdent avec leur liberté (dignité, estime de soi, plaisir de vivre, sécurité).
Tous les moyens sont bons
Pour cela, tous les moyens sont bons: détourner leur attention en les occupant à des futilités ou en faisant croire qu’on s’intéresse à leurs plaisirs; exploiter cet amour-propre qui les rend si fiers de leur dépendance; leur faire prendre des vessies (religieuses) pour des lanternes (de spiritualité).
Mais sommes-nous vraiment certains que les dominés ont fait un choix irréfléchi? La Boétie explique que l’arme la plus efficace des dominants est de rendre la population complice du pouvoir qui s’exerce à ses dépens, en lui laissant quelquesuns de ses bénéfices si elle s’identifie à ses intérêts. On comprend alors que le besoin d’autoritarisme naît d’un déboîtement interne de la démocratie qui a fait perdre de vue ses avantages radicaux et pratiques.
Handicap de départ
Ceux qui cèdent aux charmes douteux du populisme font un pari risqué, où ils se lancent avec un handicap de départ, sans être sûrs de gagner quoi que ce soit en retour. Mais peut-être estiment-ils qu’ils n’ont rien à perdre? Il faudrait alors les ramener à l’évidence: «Une seule chose […] en laquelle, je ne sais comment, nature defaut aux hommes pour la désirer, c’est la liberté, qui est toutefois un bien si grand et si plaisant qu’elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens même qui demeurent après elle, perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude; la seule liberté, les hommes ne la désirent point, non pour autre raison, ce semble, sinon que s’ils la désiraient ils l’auraient, comme s’ils refusaient de faire ce bel acquêt, seulement parce qu’il est trop aisé.»