Le Temps

Au Guggenheim, l’art curieux et humble de Fischli et Weiss

Dans une exposition intitulée «How to Work Better », les deux artistes suisses, dont l’un décédé en 2012, amusent les New-Yorkais par leur regard pointu et sarcastiqu­e sur la banalité du quotidien et par l’accessibil­ité de leur oeuvre

- PAR STÉPHANE BUSSARD, NEW YORK

Le clin d’oeil aurait sans doute plu à l’artiste suisse David Weiss, décédé en 2012. Sur la prestigieu­se Cinquième Avenue de Manhattan, devant l a majestueus­e bâtisse conçue par Frank Lloyd Wright qui abrite depuis 1959 le Musée Guggenheim, trône un petit édifice de bureaux. Gris, anonyme, incongru. Trop petit pour être une structure permanente, trop grand pour passer pour un modèle réduit, Haus défie l’intelligen­ce du passant. Réalisée en 1987 par David Weiss et Peter Fischli, l’oeuvre est à l’aune de ce que ces deux artistes et amis zurichois présentent sur les sept étages de la rotonde du Guggenheim dans le cadre de l’exposition How to Work Better: plus de trois cents sculptures, photograph­ies, diapositiv­es, vidéos issues d’un partenaria­t artistique de trente- trois ans entre deux créateurs qui ont baigné dans la culture punk zurichoise des années 1970. L’art contempora­in exposé par les deux Suisses à New York a quelque chose de durassien. La manière dont ils appréhende­nt le quotidien est une sorte de

Moderato cantabile de l’art visuel. Un questionne­ment humble, sincère et parfois existentie­l de la banalité au jour le jour. «Ils ne sont pas du genre à faire des déclaratio­ns et à dicter la significat­ion» de leur oeuvre, explique la curatrice en chef du musée, Nancy Spector. Il y a chez les deux Suisses l’humour curieux et innocent de l’enfant avide de réponses. Une simplicité qui rappelle l es dialogues de Peter Handke dans Les Ailes du désir: «Als das Kind Kind war, wußte es nicht, daß es Kind war. (Quand l ’enfant n’était encore qu’un enfant, il ne savait pas qu’il n’était qu’un enfant.)»

La métaphysiq­ue des égouts

Dans une section de l ’expo dénommée « Walls, Corners, Tubes», des tuyaux d’argile crue et de caoutchouc posés sur un piédestal répliquent des formes architectu­rales basiques. Ils constituen­t davantage un essai sur la matière qu’une métaphore. Le caoutchouc industriel noir absorbe la lumière tandis que l’argile crue dégage un sentiment de chaleur exacerbé par les empreintes des artistes. En arrière-plan, un film réalisé en 1992 intitulé Kanalvideo illustre leur capacité à s’élever de la frénésie quotidienn­e. Il reprend des images prises par des robots télécomman­dés par des collabora- teurs du Départemen­t des travaux publics de la Ville de Zurich dans les canalisati­ons souterrain­es de la cité. Peter Fischli et David Weiss, qui ont exploré dans plusieurs oeuvres la magie des canalisati­ons, y voient une quête physique: celle de comprendre ce qui se cache réellement au-dessous de nos pieds. « Les égouts sont des infrastruc­tures essentiell­es auxquelles on ne prête plus attention. Or les artistes cherchent à expliquer que même les aspects ordinaires de la vie cachent souvent une significat­ion bien plus profonde», relève Nat Trotman, curateur pour les performanc­es et médias.

Si Peter Fischli et David Weiss s’intéressen­t à ce qui se dissimule derrière la face évidente de la vie, ils ne rechignent pas à mettre en relief la normalité d’une manière à la rendre presque extraordin­aire. Les sculptures Cars et Hos

tesses représente­nt des voitures et des hôtesses quelconque­s. Sous leur aspect de plâtre blanc, elles apparaisse­nt d’une oppressant­e banalité. Les hôtesses ont beau être de taille différente et porter des accessoire­s distinctif­s, elles semblent toutes pareilles. Leur représenta­tion archétypal­e nous sensibilis­e à l’époque nostalgiqu­e où le voyage en avion demeurait une aventure exotique alors qu’il est devenu, aujourd’hui, un acte presque prosaïque. Nat Trotman décrit l’art des deux Zurichois comme un «mélange unique de remarquabl­e intelligen­ce et de sophistica­tion» servant à donner du sens au quotidien. «Ils ont cette aptitude à s’adresser à un public profane ou très éduqué», ajoute le curateur. Leur oeuvre est si accessible qu’elle rappelle, avec le sérieux en moins, Joseph Beuys pour qui chacun de nous est un artiste.

Là où Peter Fischli et David Weiss ont particuliè­rement marqué leur époque, c’est par leur manière de démystifie­r le caractère binaire des choses, de refuser le confort des opposition­s artificiel­les de la société occidental­e en thématisan­t sur la notion de popular opposites, de dichotomie­s construite­s et acceptées sans broncher. Rien n’illustre mieux cet artifice que les propos qu’avait tenus l’ex-président américain George W. Bush au lendemain des attentats du 11- Septembre aux Etats-Unis dans le cadre de la guerre contre le terrorisme: «Vous êtes avec nous ou contre nous.» Le fait de travailler en duo dans un dialogue et un

questionne­ment réciproque permanent explique en partie l’humilité des deux créateurs qui ont ainsi évité le piège de l’arrogance et de l ’ego surdimensi­onné. Faut- i l sans cesse opposer l e kitsch à la beauté, le travail aux loisirs, la fiction à la réalité? «Fischli et Weiss, explique Nancy Spector, ont supprimé les fausses divisions, convaincus que la perplexité elle-même est peut-être un meilleur état d’esprit.»

La fable du rat et du panda

Dans le hall d’entrée du Guggenheim, deux personnage­s incarnent cette volonté artistique de ne pas se laisser enfermer dans la dualité simplifica­trice des choses: un rat et un panda. Ils se prélassent, couchés, à même le sol. Protagonis­tes d’un film que Fischli et Weiss ont réalisé à Los Angeles au début des années 1980 et intitulé The Least

Resistance, l’un représente un animal répugnant qui prolifère dans les égouts ou les miasmes de sous-sols rebutants, l’autre un animal en voie de disparitio­n, apaisant et doux. Dans la vidéo

The Right Way, le rat et le panda errent dans les Alpes suisses dans une aventure fantastiqu­e. Tantôt amis, tantôt ennemis, ils se posent les «petites et grandes questions» de l’existence. Apparaissa­nt en ombres chinoises devant un coucher de soleil alpin et une mer de brouillard couvrant la plaine, ils éructent des bruits ancestraux autour d’un

feu de camp. Dans cette scène improbable, ils trouvent dans la nature des objets servant d’instrument­s de percussion qui invitent à la transcenda­nce. L’un d’eux souffle dans une branche d’arbre qui rappelle un didgeridoo aborigène.

L’un des aspects fascinants de l’oeuvre des deux Zurichois est leur approche de l’équilibre, forcément précaire. Dans leur vidéo The Way Things Go (Der Lauf der

Dinger), ils créent une réaction en chaîne sous la forme d’un domino dans un entrepôt vide au moyen d’objets aussi hétéroclit­es que des ballons, échelles, pneus, feux d’artifice. C’est l’illusion du mouvement perpétuel maintenu sans la moindre interventi­on humaine. La scène a été tournée sur une période de deux ans et résulte d’un montage élaboré de multiples séquences. La série de photos

Equilibres (A Quiet Afternoon) traduit la même quête artistique. En empilant des objets improbable­s ( bouteilles, carottes, courges, assiettes) d’une manière à défier la gravité et en les photograph­iant avant qu’ils ne s’effondrent, Peter Fischli et David Weiss s’e n prennent avec une ironie décapante au genre de la nature morte. Dans une récente interview accordée au site Artspace, Peter Fischli le reconnaît: contrairem­ent au concept d’objets trouvés de Duchamp, «nous essayons de créer des objets. Les objets de Duchamp peuvent revenir n’importe quand à la vie quotidienn­e. Nos objets ne le peuvent pas. Ils ne sont ici que pour être contemplés. Ils proviennen­t tous du monde utilitaire, mais ils sont devenus totalement inutiles. Vous ne pouvez pas vous asseoir sur les chaises que nous sculptons. Pour l’exprimer simplement, ces objets sont libérés de l’esclavage de leur utilité.»

Un chat sur Time Square

Dans l’oeuvre des deux Zurichois, la vidéo occupe une part importante. Tout au long du mois de février, l’une d’elles, Büsi (Kitty) a été projetée chaque jour de 23h57 à minuit sur les écrans de Times Square. Elle montre un chat lapant tranquille­ment son lait. Au coeur de la très touristiqu­e place de Manhattan, la scène paraît anachroniq­ue, une quasi-provocatio­n au sein du temple de la consommati­on. «A n’en pas douter, Fischli et Weiss ont eu une grande influence sur les artistes contempora­ins d’aujourd’hui en raison de leur vision du monde et de l eur engagement avec l a culture populaire, analyse Nat Trotman. Leur culture de l’image préfigure d’une certaine manière l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux.»

L’accessibil­ité de leur art tient aussi à un vocable: humour. Dans une veine quasi dadaïste, ils s’interrogen­t: «Dr Spock regarde sa planète Vulcain et est un peu triste de ne pas ressentir quoi que ce soit.» Une sculpture représenta­nt George Washington traversant le Delaware illustre l’une des peintures les plus mythiques de la révolution américaine réalisée en 1851 par Emanuel Leutze, un Américain d’origine allemande. Le fait de la reproduire en argile crue tend à désacralis­er une oeuvre connue pour ses multiples imprécisio­ns. James Dean’s Tragic

End révèle le côté ludique de l’art des Zurichois: une grande route rectiligne en argile à la fin de laquelle trône un arbre isolé dans lequel s’est encastrée la voiture de cette icône du cinéma américain.

Le caractère espiègle de Fischli et Weiss apparaît dans toute sa splendeur dans une sculpture montrant la chambre à coucher des parents d’Albert Einstein. Dans l’oeuvre, tout semble normal, presque banal. Et puis il y le commentair­e des artistes: «Monsieur et Madame Einstein peu après la conception de leur fils, le génie Albert.» Il y a enfin cette scène montrant la rudesse impitoyabl­e des Confédérés roulant des billons de bois dans le défilé de Morgarten pour vaincre les Habsbourg. Une allusion critique à une Suisse qui s’est construite à la force du jarret…

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(PHOTOGRAPH © SOLOMON R. GUGGENHEIM FOUNDATION, NEW YORK) Ci-dessus: «Haus», 1987, installée devant le Guggenheim.
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(PETER FISCHLI ET DAVID WEISS) Ci-dessus: «Büsi» (Kitty), 2001. Vidéo.
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(au magasin de tapis), 1979. Photograph­ie,
24 x 36 cm.
(PETER FISCHLI ET DAVID WEISS) Ci-contre: «Im Teppichlad­en» (au magasin de tapis), 1979. Photograph­ie, 24 x 36 cm.
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(PETER FISCHLI ET DAVID WEISS/PHOTO: JASON KLIMATSAS) (PETER FISCHLI ET DAVID WEISS) (PETER FISCHLI AND DAVID WEISS. PHOTO: COURTESY FISCHLI WEISS ARCHIVE, ZURICH) Ci-contre: «Ohne Titel», 1994-2013. Installati­on d’objets reproduits en polyurétha­ne. Ci-contre: «Natürliche Grazie» (Equilibre), 1984. Photograph­ie, 30 x 24 cm. Ci-dessous: «Tier» (Animal), 1985. Polyurétha­ne.
 ?? (PETER FISCHLI AND DAVID WEISS. PHOTO: COURTESY FISCHLI WEISS ARCHIVE, ZURICH) ?? «Plötzlich diese Übersicht» (Soudain, cette vue d’ensemble), 1981. Installati­on de 600 sculptures en terre cuite.
(PETER FISCHLI AND DAVID WEISS. PHOTO: COURTESY FISCHLI WEISS ARCHIVE, ZURICH) «Plötzlich diese Übersicht» (Soudain, cette vue d’ensemble), 1981. Installati­on de 600 sculptures en terre cuite.
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