Le Temps

Delphine Burtin, de l’ambiguïté dans l’art

L’artiste lausannois­e signe la deuxième édition du «Temps» dédiée à la photograph­ie. Une oeuvre étonnante, tout en reflets et en faux-semblants

- PAR CAROLINE STEVAN

Il est des coïncidenc­es qui ne frappent pas immédiatem­ent. Pour ses deux premières éditions en photograph­ie, Le Temps a choisi des artistes convertis tardivemen­t à la discipline, mais avec un succès fulgurant. Matthieu Gafsou fut d’abord journalist­e. Il a offert un ciel étoilé à nos lecteurs, dont les cinquante tirages ont été rapidement épuisés. Delphine Burtin débuta comme graphiste. Elle signe cette deuxième édition avec l’une de ses compositio­ns intrigante­s, ambivalent­es et sculptural­es. Une sorte de tour de verre dont l’on ne sait pas très bien de quoi elle est constituée (lire ci-contre).

L’ambiguïté relève du manifeste chez la Lausannois­e. Sa première série, intitulée Disparitio­n et imaginée en première année de la formation supérieure du Centre d’enseigneme­nt profession­nel de Vevey (CEPV), aligne des objets sur fond coloré et assorti. De jolies natures mortes, imagine-t-on de loin. Des natures en décomposit­ion, réalise-t-on de près. Durant une semaine, l’étudiante a photograph­ié chacun de ses déchets. Elle en a gardé 12 sur quelque 250. «L’idée était de leur redonner une place, de prendre le temps de s’attarder sur quelque chose que l’on ne veut plus voir. On m’a reproché d’esthétiser des ordures, mais c’était justement mon propos», argue la jeune femme née en 1974. La série est exposée à la galerie Emmanuel Guillod, à Vevey, et aux Boutograph­ies de Montpellie­r.

Mais c’est son travail de diplôme qui procure une reconnaiss­ance quasi immédiate à Delphine Burtin. Encouble met en scène des papiers pliés, découpés, des tirages rephotogra­phiés, des objets étrangemen­t positionné­s – des escaliers contre un tas de terre ou une bâche géométriqu­ement ficelée, des échelles étonnantes. «Là encore, je suis partie d’objets trouvés, d’éléments que l’on a sous les yeux et que l’on ne voit plus. Mais j’y ai ajouté des accidents visuels. J’aime beaucoup l’idée que l’on ne voit pas toujours ce que l’on croit, que le cerveau nous joue des tours.» Soucieuse de maîtriser l e projet jusqu’au bout, l’étudiante conçoit un livre qu’elle envoie au Prix du livre Paris Photo – Aperture Foundation. Elle est nominée fin 2013. Puis c’est la Sélection du Photoforum Pasquart et une première exposition.

Gérer le succès

Début 2014, la jeune artiste reçoit le Prix HSBC, qui lui vaut une monographi­e chez Actes Sud. «J’ai eu une énorme visibilité d’un coup. Les exposition­s se sont enchaînées; je n’ai fait que ça pendant un an. Les galeries ont commencé à me courtiser, alors que j usque- là, si je recevais deux réponses pour me signifier qu’on n’avait pas de place pour moi… Cela m’a permis de mettre un pied dans le marché, d’être exposée à New York et à Miami.»

Une résidence en Bretagne, à l’automne 2014, lui permet de s’arrêter un instant pour réfléchir à cette délicate question: «Que faire après le succès?» Le Musée de l’Elysée, qui a distingué son travail pour l’exposition re-Gene

ration3, la pousse à proposer autre chose. Beaucoup ont évoqué la dimension sculptural­e de son oeuvre, à commencer par Simon Baker, conservate­ur à la Tate. Delphine Burtin décide de jouer cette carte et imagine Sans condition

initiale. C’est une structure de polystyrèn­e posée sur des godets de plastique, une lime sur un bouchon, un cube acoquiné avec un rouleau de Scotch. Des objets associés, encastrés en une sil- houette qui évoque un autre usage, une esthétique nouvelle. Un travail sur la forme, forcément influencé par son expérience de graphiste.

Des objets plutôt que des gens

Delphine Burtin exerça ce métier durant une quinzaine d’années comme indépendan­te; il continue à faire vivre la photograph­e. Et lui a offert un regard. «Mon oeil s’est formé avec toutes ces années de graphisme. Et j’ai dû réaliser pas mal d’images pour les clients qui n’avaient pas les moyens de payer un photograph­e profession­nel», admet cette fille d’un ferblantie­r genevois et d’une mère au foyer française, qui songea d’abord à la bijouterie.

«Je suis allée visiter l’école de la vallée de Joux et ça m’a foutu la trouille! Après l’année préparatoi­re au Centre d’enseigneme­nt profession­nel de Vevey (CEPV), j’ai donc opté pour le graphisme. Je dessinais beaucoup étant adolescent­e et j’ai toujours désiré faire quelque chose d’artistique.»

Elle retrouve l’école en 2011, section photograph­ie, désireuse de s’offrir un nouveau défi. «Cela n’a pas été évident de me retrouver vingt ans après dans la même école, avec l’impression que rien n’avait changé, ni le concierge ni les bancs. La plupart des étudiants n’avaient jamais travaillé et les profs avaient mon âge, parfois moins. Cela a été un challenge aussi car je n’avais pas suivi la formation de base comprenant la technique.»

Aujourd’hui, Delphine Burtin travaille à une exposition solo prévue cet été au Photoforum­PasquArt. La t hématique? Une réflexion sur la notion de territoire, à partir d’objets, encore. «Il est vrai que je ne photograph­ie que cela. Sans doute parce que je ne suis pas très à l’aise avec les gens, admet la brune un peu timide dans un sourire. Quant aux paysages, il faut qu’il y ait un accroc, une interventi­on humaine, pour que cela m’intéresse.»

«J’aime l’idée que l’on ne voit pas ce que l’on croit, que le cerveau nous joue des tours»

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(BERTRAND COTTET) La photograph­e Delphine Burtin interroge notre rapport aux objets en les montrant autrement.

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