Nelson Goerner, le musicien du bonheur
Le pianiste argentin installé à Genève vit une carrière heureuse et riche. Il donnera un récital lundi au Victoria Hall alors que son actualité discographique est foisonnante. Rencontre
◗ Quand il ouvre la porte, le bleu clair de ses yeux et la largeur de son sourire effacent la grisaille d’un hiver qui ne veut pas mûrir. Au loin, le Jet d’eau frissonne en noir et blanc. La force du petit homme, qui vous accueille si simplement dans sa maison dominant le lac, tient tout entière dans une gentillesse que rien ne saurait ébranler. Nelson Goerner, pianiste de grande envergure dont la carrière est en plein épanouissement, n’a rien à prouver ni à démontrer. Il reçoit en ami, à l’image de son jeu: ouvert, sensible, concentré, à l’écoute.
Depuis qu’il a remporté à 20 ans le Premier Prix du Concours international de Genève en 1990, après avoir reçu l’enseignement de Maria Tipo au Conservatoire de Genève sur la recommandation de Martha Argerich, le temps a donné raison à ceux qui ont cru en lui. Vingt-six ans plus tard, le pianiste, aussi professeur à la HEM de sa ville d’accueil, est devenu un interprète internationalement reconnu, respecté et aimé.
Lundi soir, pour le premier jour du printemps, il montera sur la scène du Victoria Hall en récital. Il posera doucement ses doigts sur le clavier du Steinway éclairé dans l’obscurité et effleurera les touches pour en sentir la texture. Il fermera les yeux un bref instant, retirera ses mains et les reposera, respirera doucement et entamera la traversée en solitaire qui l’attend.
Le premier livre des Préludes de Debussy pour commencer. Puis, après l’entracte, l’immense Sonate N° 29 Op. 106 «Hammerklavier» , avec sa fameuse fugue, si longue et exigeante. Un sacré parcours, entre combat et vol plané, domination physique, maîtrise mentale et libération émotionnelle.
Comment travaillez-vous? Quand je commence une pièce, j e n’écoute rien au disque avant car je ne veux pas risquer d’être influencé ou de jouer en fonction d’interprétations qui me plaisent ou non. J’étudie la partition, parfois en silence, parfois au clavier. J’annote très peu, à part quelques doigtés ou indications, car je préfère travailler sur un document vierge de couleurs ou d’écrits. J’aime bien les éditions originales ou de travail commenté, comme celles d’Alfred Cortot par exemple (il sort les «Impromptus» de Chopin parus chez Maurice Sénart, ndlr).
Puis l ’affinement technique, musical et sonore se fait au fil des reprises quotidiennes. Mes professeurs m’ont libéré des exercices purement digitaux. Je travaille directement sur l’oeuvre, lentement pour une imprégnation musculaire en douceur, puis
a tempo pour approcher l’esprit de la partition. Au fur et à mesure de l’approfondissement, l’interprétation s’ouvre et s’élargit. Quand je connais déjà la pièce, j’y reviens par touches, avec des plages plus ou moins longues de silence et d’arrêt jusqu’au concert.
Le jour J, je répète le matin et laisse décanter l’après-midi pour arriver serein en scène. La «Hammerklavier», qui vient aussi de sortir en disque, est un monument pianistique. Comment y êtes-vous venu? Après un long mûrissement, évidemment. On n’aborde pas la «Hammerklavier» du jour au lendemain. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’il faut avoir un certain âge pour commencer les oeuvres imposantes. L’Opus 106 est un monument qu’il faut prendre le temps d’apprivoiser. Maria Tipo m’a fait travailler cette partition, que je connaissais très peu à l’époque, pour mon examen de virtuosité. Je lui suis très reconnaissant de m’avoir ouvert les portes de cette oeuvre qui a eu un impact énorme sur moi depuis mes 18 ans.
Lequel? Sa grandeur, c’est toujours un bouleversement dès que je mets les mains sur le clavier. De la première à la dernière note. Particulièrement l’«Adagio», le plus long mouvement lent que Beethoven ait écrit. Wilhelm Kempff disait que c’était le plus grand monologue jamais composé pour le piano. Dans le premier mouvement, je ressens la force titanesque, prométhéenne, de la nature qui se libère. Quant à la fugue, c’est comme une libération après la douleur de l’«Adagio». Etonnamment, sa difficulté et sa complexité intellectuelle se traversent en souplesse, sans forcer, vers l’illumination. C’est magique. Vous avez donné votre premier concert à 11 ans. Quel enfant étiez-vous? Très curieux de tout. Particulièrement d’histoire de l ’A nti quité, Rome, l ’ Egypte ancienne. Je lisais beaucoup. J’adorais aussi les plantes médicinales que je récoltais et replantais dans mon jardin. Et je passais beaucoup de temps à me promener dans la nature et à me baigner dans le fleuve Paraná qui coule près de la maison où j’habitais. J’ai eu la chance de ne pas avoir été poussé comme un enfant prodige. J’avais des copains, même si mes intérêts différaient des leurs et que je préférais parfois la présence des adultes car j’aimais apprendre. Mais je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été privé de ma jeunesse. La musique s’est imposée d’elle-même. C’est drôle comment l’intérêt puis la passion
pour une chose peuvent vous dévorer, sans cruauté ni douleur. Qu’est-ce qui a fait de vous un
musicien heureux? Probablement ma famille, très proche, spontanée et affectueuse. Mes grands-parents étaient très présents dans ma vie. Mes grands-mères chantaient tout le temps des chansons populaires et écoutaient la radio où le tango était largement diffusé. La mère de mon père, commerçant, était passionnée de musique et jouait du piano. Elle a commencé ses études musicales t ardivement et a passé s on diplôme en 1970 à l’âge de 60 ans, quand sa vie lui a permis d’avoir le temps de s’y consacrer. C’est en l’entendant que le goût de l’instrument m’est venu. Aussi naturellement que de respirer. Elle a été mon premier interlocuteur, m’a mis au clavier et m’a indéfectiblement soutenu. Mes parents m’ont inscrit à mon premier cours à l’âge de 6 ans. Au Conservatoire de Buenos Aires, vous avez eu comme professeur Jorge Garruba, élève du célèbre Vicente Scaramuzza. Ça
a été une rencontre incroyable. Quand mes parents ont décidé d’aller m’inscrire au Conservatoire de Buenos Aires sur les conseils de ma professeur et l’insistance de ma grand-mère, nous sommes partis avec ma mère, sans rendez-vous ni contact particulier, à la recherche d’un enseignant à qui je pourrais donner une audition. Fruit du hasard, chance extraordinaire: Jorge Garruba était là, disponible, et m’a écouté. Je réalise aujourd’hui à quel point cet événement était exceptionnel.
Quel héritage vous a-t-il laissé?
Des notions essentielles, d’une grande simplicité, évidence et exigence. En relisant ses nombreux cahiers de l eçons, j e constate que les bases qu’il m’a données sont saines, et solides. Il avait une façon de s’appuyer sur les particularités physiologiques du corps, dont il connaissait l’anatomie à la perfection, pour que le chemin du son entre le cerveau et la pulpe du doigt se fasse dans les meilleures conditions possibles de souplesse, de détente, d’harmonie, de rapidité et de puis- sance. D’une façon parfaitement adaptée à chaque oeuvre. Je n’ai grâce à lui jamais connu les problèmes physiques de tension, tendinites ou douleurs que rencontrent de nombreux musiciens. Et j’ai pu développer un legato, une palette de timbres et une virtuosité dont il était un praticien de haut vol. J’essaye à mon tour de transmettre ces notions fondamentales à mes élèves. C’est un autre de mes bonheurs…
«Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été privé de ma jeunesse. C’est drôle comment l’intérêt puis la passion pour une chose peuvent vous dévorer, sans cruauté ni douleur»