La mode fait sa révolution française
Entre les rumeurs de départs et d’arrivées, les maisons sans directeur artistique, la volonté de certaines marques de vendre au moment des défilés, les talents émergents et la mode qui s’inspire des banlieues américaines, la Fashion Week parisienne fut le
◗ Où va la mode? Que celui qui possède la réponse à cette question cligne de l’oeil droit. Et quand je dis «mode», il n’est pas seulement question de vêtements mais de tout ce qui gravite autour: du juste moment où montrer ses collections et donc du juste moment de la fabrication, des absents, des nouveaux arrivés, des talents émergents…
L’immédiateté des comptes rendus de défilés sur les réseaux sociaux a entraîné plus de bouleversements que l’on pouvait imaginer. Observer et analyser ce qui se passe sur la «planète mode» est devenu complexe. On ne peut plus se contenter de raconter et décrypter ce que l’on a vu. L’un des débats les plus chauds du moment – outre le fait de savoir qui sera le nouveau directeur artistique de Dior (on parle désormais de Jonathan Saunders) et de se réjouir de la nomination de Bouchra Jarrar à la création femme de Lanvin –, c’est celui qui tourne autour de la problématique du «See now, Buy now» («Je vois, j’achète»).
La publication d’une collection sur les réseaux en quasi-immédiateté a créé chez le client un désir de consommation tout aussi immédiate. Or les calendriers des défilés sont décalés de 6 mois par rapport au moment de la mise en vente. Les consommateurs doivent donc attendre une saison pour se procurer l’objet de leur désir. Dans une époque où règne la culture de la satisfaction instantanée, c’est un modus operandi obsolète. Ce qui est désiré aujourd’hui le sera moins, voire plus du tout, dans six mois, pire, ce sera démodé car trop vu. Sans parler du phénomène de la copie: les enseignes de la fast fashion qui ont accès aux collections des créateurs en temps réel ont tout loisir de s’en inspirer et lâcher sur le marché un produit à bas prix dans les quinze jours qui suivent le défilé.
Tout de suite en boutique
Des maisons ont décidé de prendre acte de ce changement de paradigme et de protéger leurs créations. L’annonce faite par Burberry le 5 février de présenter dès septembre prochain ses collections homme et femme ensemble, sans saisonnalité, deux fois par
an (février et septembre) au lieu de quatre, a révélé le manque d'alignement de la politique des diverses Fashion Weeks. Les collections de la marque britannique seront en vente juste après le show en ligne et dans les boutiques. Alors que New York et Londres soutiennent le «See now, Buy now», Milan et Paris n'y adhèrent pas, sous prétexte de défendre la créativité.
Cela fait deux ans pourtant que Julien Fournié, qui défile à Paris en juillet pendant le calendrier de la haute couture, met sa collection en vente le lendemain de son défilé dans les grandes enseignes multimarques. Et cela fonctionne. Alors pourquoi pas chez les autres? Sans doute que la réponse dépend de la taille de l'entreprise et qu'avant de tout changer, il faudra passer par une période transitoire. C'est ce que pense Giorgio Armani: «Je pense qu'une révision des calendriers est en quelque sorte souhaitable: les temps, et non seulement la révolution numérique, l'exigent, déclare-t-il dans un communiqué. Cependant, je pense qu'il est trop tôt pour être emporté par l'enthousiasme du «See now, Buy now»: pour que cette révolution soit efficace et permanente, il sera nécessaire d'intervenir à chaque étape du développement afin de créer un mécanisme opérationnel, et pas une simple et énième opération de communication.»
Les visages du futur
Dans un entretien donné au magazine Business of
fashion, Karl Lagerfeld souligne qu'il serait pertinent de conserver l'ordre traditionnel, tout en mettant en place un autre système de vente plus immédiat. Ce que Chanel fait déjà, dit-il: «Je crée déjà une collection – la capsule – qui n'est pas montrée à la presse, ni à personne. Le jour où elle arrive en magasin, ceux-ci reçoivent une information». Il envisage d'ailleurs d'aller plus loin et de créer une quinzaine de modèles en vente uniquement sur le Net.
Si ce système de vente immédiate devait être mis en place, cela impliquerait de repenser totalement les calendriers: actuellement les collections prêt-àporter printemps-été défilent en automne et l'au-
tomne-hiver au printemps. Il y a une saison de décalage entre la présentation et la mise en vente. «Seriez-vous prête à venir découvrir la collection en mars, en petit comité, en vous engageant à ne prendre aucune photo, à ne rien dévoiler avant le mois de juillet, lorsqu'aura lieu le défilé et où les vêtements seraient en boutique?» me demande Albert Kriemler, le directeur artistique d'Akris. Non, bien sûr que non. En revanche, qu'une maison choisisse de défiler à une date plus proche de la mise en vente en boutique doit être envisagé. «Cela fait des années que Didier Grumbach (l’ex-président de la Fédération française de la couture, du prêt-à-porter
des couturiers et des créateurs de mode, ndlr) m'encourage à défiler en juillet, pendant la Semaine de la haute couture», note le directeur artistique. Si Albert Kriemler y réfléchit, d'autres aussi. Et la question n'a pas fini d'être débattue pendant les saisons à venir.
Mais ce qui est intéressant à observer, à Paris plus que dans n'importe quelle autre Fashion Week, ce sont les nouveaux courants créatifs qui la soustendent. C'est à Paris que l'on voit émerger la mode du futur. Elle a deux visages: le premier, c'est une mode issue de la rue, avec les codes de la culture urbaine, inspirée du porter des rappeurs, mais en puisant ses références dans la tradition. Le second courant, c'est une mode qui raconte des histoires avec des storytellers, des conteurs, dont le prince cette saison était Dries Van Noten.
Depuis trois saisons, on assiste à l'émergence d'un nouveau mouvement antifashion qui prend la mode de front. Ce n'est pas nouveau, mais la vague est suffisamment puissante pour qu'elle atteigne des marques historiques, Balenciaga en tête et même Dior. Les talents émergents qui destructurent les vêtements aujourd'hui ont eu des maîtres: Rei Kawakubo – la fondatrice de Comme des Garçons - et Yohji Yamamoto lorsqu'ils ont défilé pour la première fois à Paris au début des années 1980. Il y eut aussi Martin Margiela, qui a quitté la maison portant son nom et dont l'ombre n'a jamais été aussi prégnante que sur ces collections automne hiver 2016- 2017. On en retrouvait des citations un peu partout, de Jacquemus à Dior en passant par Off White, la marque que Virgil Abloh, le directeur artistique de Kanye West, a lancée en 2014. Partout sauf peut-être chez Maison Margiela, où John Galliano a repris le fil de ses propres histoires. En parlant de précurseur, il y a aussi Nicolas Ghesquière qui a dévoilé cette saison la collection Louis Vuitton la plus fortement identitaire depuis sa nomination. On y retrouvait justement ce mélange des genres et des styles poussé à l'extrême: le street style et le précieux, les vêtements techniques hybrides adoucis par des volants, du doux, du dur, du puissant surtout.
Tailleurs d'histoires
Mais l e chef de file de l a mode divergente, aujourd'hui, c'est Demna Gvasalia, un ex de Margiela, qui a cocréé le collectif VETEMENTS et a été nommé directeur artistique de Balenciaga à la place d'Alexander Wang, qui ne fut somme tout qu'une erreur de casting. Ce que le créateur a fait chez Balenciaga pour sa première collection a valeur de prescription: il s'est inspiré de l'histoire de la maison, de ses codes identitaires et a métamorphosé le tout en vêtements qui annoncent un certain futur de la mode. Ces pièces, vues de près, sont bluffantes: le créateur travaille la forme directement dans la matière, il bascule les épaulettes vers l'avant pour donner une attitude, il transforme des blousons de ski en cape – une pièce de vestiaire très Cristobal Balenciaga – grâce à un zip cousu en Y. C'est malin, c'est lettré, c'est désirable.
A côté de cette mouvance, il y a les conteurs. Un défilé, une collection, c'est une histoire. Tandis que Guillaume Henry chez Nina Ricci nous raconte celle d'une femme amoureuse, la nuit, à Paris, sous la pluie, Dries Van Noten conte la passion qui a animé Gabriele D'Annunzio et la divine marquise Luisa Casati. Il incarne cette relation dans des vêtements qui mêlent les deux genres et les deux personnages. Comme si un amour pouvait être si grand qu'il réunirait deux amants en un seul corps, une seule âme.