Le grand cirque macabre et ironique de Lobo Antunes
Jeux de pouvoir et d’argent au Portugal, de la guerre à nos jours, dans un grand récit éclaté
Quelques mois après sa sortie au Portugal, voici déjà le vingt-sixième roman d’António Lobo Antunes, le dernier en date, sinon l’ultime, encore que l’écrivain ait annoncé à plusieurs reprises qu’il en avait fini avec l’écriture, que son oeuvre était achevée.
De la nature des dieux reprend et brasse, à nouveaux frais, tous l es motifs que ses l ecteurs connaissent – la filiation, le pouvoir, l’âge, la perte, le déclin du Portugal. Maître de sa technique, Lobo Antunes pousse les feux avec une belle énergie, joue du bouffon, du tragique, de l’élégiaque aussi et, comme toujours, confie à des voix différentes une musique qui est la sienne propre, immédiatement reconnaissable. De la nature des dieux ( titre emprunté à Cicéron) est une somme de cinq cents grandes pages. S’il intimide au premier abord, cet opéra exerce vite son pouvoir de séduction, puissant comme la marée, entêtant comme le vent dans les feuilles. Pris dans le flux, on est parfois tenté d’accorder une attention flottante, mais attention de ne pas perdre un élément essentiel – adultère, meurtre, suicide, viol, ignominie, secret de famille – glissé au détour d’une phrase.
Les lieux
Une maison de maître, immense, près de Cascais, dans un parc. On devine la mer, derrière les arbres. La plage du Guincho scintille, au nord. Au loin, Lisbonne, dont les bruits arrivent atténués. La propriété s’agrandit, s’enrichit avec les affaires de Monsieur, déclinera après lui. Elle condense les drames, les amours, les vilenies. Autour du tennis se jouent les jeux de pouvoir, les exclusions, les séductions. Bonnes, jardinier, majordome assurent son fonction- nement. Parfois, le récit s’éloigne de la maison, pour évoquer les dures terres montagneuses de l’intérieur ou l’Afrique hostile des colonies finissantes: des lieux que leurs habitants ont fuis pour chercher leur survie sur la côte. On est dans un temps indéterminé et variable, pendant la Seconde Guerre mondiale, juste après et jusqu’à nos jours. Un pays pauvre, de gens asservis, paysans sans terre, petits Blancs, bruns et laids, sous une chape de plomb.
Les dieux et les clowns
De la nature des dieux est un grand cirque. Les dieux de l’arène sont représentés par Monsieur. Tout lui appartient: les banques, les mines, les richesses de l’Afrique qu’il brade, les affaires avec l’étranger – Allemands, Anglais, selon l’opportunité, sans scrupule. Il partage le pouvoir avec le président, un bigot ascétique et timoré, enveloppé dans une couverture, vieillard impitoyable pourtant, dans lequel on reconnaît Salazar, qui exerça sa dictature pendant trentesix ans. En marge de ces dieux de la politique et de l’argent, une silhouette traverse tout le livre: le sansabri. Pour tout bagage, il n’a qu’un sac où il roule son duvet, le matin. Jamais on ne l’entend parler. Il n’accepte aucun cadeau, à peine quelque nourriture. Tous croisent son chemin, et quand il disparaît de leur vue, il leur manque. Une figure christique? Peutêtre. Une incarnation de l’artiste, souveraine, dégagée des contingences, sans pouvoir, mais dont la seule présence muette trouble?
Les autres sont des clowns. Clowns femelles, dépendants des mâles, des femmes contraintes de se grimer, de s’orner, de se vendre, de réciter des litanies dégradantes – «je suis ta pute, je suis ta chienne», etc. –, élues, rejetées, désirées pourtant, armées du pouvoir de se refuser, de refuser leur amour. Et de celui de procréer. Clowns mâles, soumis aux diktats de Monsieur, lâches, reproduisant sur plus faibles qu’eux leur humiliation. Vieux clowns, les parents des secrétaires successives, prêts à tout pour profiter un peu des largesses que Monsieur dispense. Clown qui expie d’avoir voulu échapper à sa condition, la femme de Monsieur, enfermée dans sa tour. Il y a quelques figures de liberté, quelques êtres sincères, quelques sentiments vrais. Pas beaucoup: Lobo Antunes n’a pas une vision optimiste de l’humanité.
Les voix
De la nature des dieux est structuré en quatre parties, de dix chapitres chacune, sauf la quatrième qui en compte sept. Dans la première, Madame, la fille de Monsieur, petite vieille solitaire dans son palais décati, se confie à Fátima, la libraire qui lui livre les ouvrages qu’elle ne lira jamais. Elle évoque son père (son père, vraiment?), haï et aimé, sa mère punie, ses enfants absents. Fátima relate ces confidences et déroule en parallèle sa vie minuscule et celles de son monde de vaincus. Au deuxième acte, d’autres voix prennent le relais: l’associé de Monsieur, maltraité, humilié, mari complaisant; une des secrétaires, avide, aliénée, forcément blonde; la femme de Monsieur, victime et bourreau; Marçal, le serviteur éternellement fidèle, libre dans sa servitude revendiquée, aimé de son maître. Monsieur, on l’entend pendant tout le troisième acte. Plus complexe qu’il n’y paraissait, bien sûr. Avec, au fond de lui, un petit garçon qui a peur du noir, comme d’ailleurs tous ces mâles dominants, dominés, qui pleurent en secret pour un peu d’amour, incapables de le reconnaître là où il naît. Lobo Antunes a été psychiatre, et s’il rejette désormais la psychanalyse, il les a assez entendues, ces vieilles histoires de toujours – papa, maman, l’enfance – pour savoir que le passé n’est pas le passé, qu’il ne passe jamais. Le dernier acte est confié à une petite chanteuse de fado, dépassée par son succès. Monsieur aurait pu l’aimer, il n’a pas su, elle est la dernière à mourir, une voix sincère.
Dans De la nature des dieux, Lobo Antunes est au sommet de sa technique. Richesse des images; lexique raffiné; voix différenciées; maîtrise des motifs qui se répètent et se renvoient – et renvoient même aux livres précédents; large spectre des émotions – restituées par un détail, une odeur, une plante, un geste. Et toujours ce rythme qui obsède – phrases interrompues au milieu d’un mot – pour reprendre une incise plus loin; élision des verbes, toutes particularités fidèlement rendues par la traduction. Lobo Antunes use de ces procédés avec habileté, et un peu plus de mesure, semble-t-il, tout comme sont plus discrètes les interventions de l’auteur dans son propre texte.