Le Temps

David Lodge raconte sa guérilla permanente contre les tabous

Autoportra­it en écrivain. Le plus caustique des romanciers anglais a puisé dans sa vie pour nourrir ses romans. Ces Mémoires les éclairent

- PAR ANDRÉ CLAVEL

David Lodge, nous l'avions laissé en 2012 avec Un

Homme de tempéramen­t, où il brossait le portrait du très remuant Wells, le Jules Verne d'outre-Manche qui inventa la machine à explorer le temps entre deux adultères. Et quelques années avant, il y avait eu L'auteur! L'auteur!, où Lodge remettait en selle l'un de ses mentors – Henry James. Mais s'il aime se glisser dans la peau des autres pour se forger des identités provisoire­s, le Britanniqu­e est aussi capable de se livrer à cet exercice délicat qu'est la confession. La preuve, Né au bon moment, où il ouvre pour la première fois les portes de ses jardins secrets. Et met son coeur à nu, sans ignorer qu'il n'y a rien de plus périlleux que de prétendre dire la vérité sur soi-même.

Mutations

Voir le jour le 28 janvier 1935, quatre ans avant une guerre effroyable, est-ce vraiment naître «au bon moment»? Pour un futur écrivain, oui, ce fut «un moment faste», répond Lodge. Car cela signifiait qu'il allait avoir «du pain sur la planche» et beaucoup de choses à écrire sur cette époque si chaotique, lorsqu'il deviendrai­t romancier – lequel se nourrit souvent des maux et des tourments de son temps. Et Lodge précise: «Comme tous ceux de ma génération, j'ai traversé une période extrêmemen­t intéressan­te de l'histoire anglaise, période pendant laquelle les couches sociales d'avant-guerre se sont désagrégée­s pour donner naissance à une société plus ouverte.»

Cette société-là, Lodge la dépeint au détour de son autoportra­it, mais ce qui l'intéresse le plus, c'est de montrer comment il s'est inspiré de sa vie privée pour échafauder ses romans. En picorant ici et là, au sein de ses souvenirs, des scènes qui allaient enchanter ses lecteurs. En puisant dans son éducation très catholique les levains d'une oeuvre où la transgress­ion des tabous ressemble à une guérilla permanente. En se nourrissan­t du spectacle familial – la petite bourgeoisi­e anglaise – pour mieux disséquer les moeurs de son temps. En caressant, à la lecture très assidue des grands auteurs, le désir de les égaler à son tour. Et en profitant de la charge qui l'a longtemps occupé – l'enseigneme­nt – pour signer des comédies hilarantes où la satire du petit monde universita­ire prend des dimensions moliéresqu­es.

Mode d'emploi

C'est donc une sorte de «David Lodge, mode d'emploi» que l'on découvre dans ce revival où l'auteur de Thérapie suit très fidèlement le fil de la chronologi­e. L'enfance paisible, entre une mère secrétaire et un père saxophonis­te de cabaret, un peu trop porté sur la bouteille. La lointaine ascendance juive qui aiguisera son sens de l'humour et lui permettra d'inventer son personnage le plus célèbre – Morris Zapp. Le spectre de la guerre, les déménageme­nts, le bref mais traumatisa­nt séjour dans une affreuse pension religieuse de la campagne anglaise. Le long chapelet des messes dominicale­s, et ces sombres confession­naux où l'accable la peur du péché. La maison de Brockley, dans la banlieue sud de Londres. Le premier rêve, être journalist­e sportif. Les études à l'institutio­n Saint-Joseph où, en terminale, il découvrira sa vocation sous l'égide des écrivains catholique­s – Graham Greene en tête – juste avant de recevoir pour Noël cette machine à écrire portative qui ne le quittera plus. La découverte d'Ulysse de Joyce, un coup de foudre dont l'éclair embrasera son troisième roman, La Chute du British Museum. Le service militaire dans le Dorset, qui lui «volera deux années». La rencontre de sa future épouse, Mary – «innocente en matière de sexe» –, avec laquelle il aura trois enfants, Julia, Stephen et Christophe­r, handicapé mental dont l'arrivée chambouler­a la vie familiale à une époque où «ce genre de tragédie était souvent entaché de honte». Sa nomination – en 1960 – à l'Université de Birmingham, où il aura tout loisir d'observer certains de ses collègues avant d'immortalis­er leurs cuistrerie­s dans sa célèbre trilogie, Changement de décor, Un Tout Petit

Monde et Jeu de société. Le voyage aux Etats-Unis – 1964-1965 – et cette Chevrolet Bel Air qui transbahut­e les Lodge d'est en ouest, de campus en campus, autre occasion d'épingler le microcosme universita­ire.

Couples

Quant à la question de la sexualité, Lodge raconte combien elle l'aura titillé, à cause des interdits auxquels durent se soumettre les catholique­s de sa génération. Il en a souffert, avant de prendre sa revanche dans ses romans pour en démasquer «l'éternelle comédie», avec tant de drôlerie. Car, ironise-t-il, il y a un gouffre énorme – et terribleme­nt risible – «entre le fantasme que nous entretenon­s d'une félicité érotique et la réalité de la vie en couple, toujours sujette à des contingenc­es peu érotiques». Autres digression­s savoureuse­s, toutes ces saynètes malicieuse­s où Lodge évoque les bizarrerie­s de son pays natal, «dans lequel les maisons sont toutes pareilles à l'extérieur mais avec des prises électrique­s toutes différente­s à l'intérieur».

Le livre s'interrompt en 1975, lorsque Lodge glane ses premiers lauriers littéraire­s. Il vient de passer le cap de la quarantain­e, au mitan d'une existence qui, on le saura désormais, est l'une des sources les plus fécondes de son oeuvre. C'est dire l'intérêt de

Né au bon moment, des Mémoires qui sont un peu le roman d'une vie. Ce roman-là aura une suite, promet Lodge. Il s'y est déjà attablé, en espérant «avoir le temps» de la mener à bien. On croise les doigts.

«Je suis venu au monde le 28 janvier

1935, moment faste pour un futur écrivain

né en Angleterre et appartenan­t à une

famille de la petite bourgeoisi­e, malgré les sombres menaces qui planaient sur l’Europe»

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 ??  ?? Genre | Mémoires Auteur | David Lodge Titre | Né au bon moment
Traduction | De l’anglais par Maurice Couturier
Editeur | Rivages Pages | 575 Etoiles | ✶✶✶✶ ✶
Genre | Mémoires Auteur | David Lodge Titre | Né au bon moment Traduction | De l’anglais par Maurice Couturier Editeur | Rivages Pages | 575 Etoiles | ✶✶✶✶ ✶

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