Le Temps

UN ADOLESCENT HANDICAPÉ ET UN PÈRE DÉSEMPARÉ

Dans « Je ris parce que je t’aime » , Alexandre Sneguiriev s’inspire de sa propre expérience

- PAR STÉPHANE MAFFLI

A la naissance de l’enfant, la jeune mère n’arrive pas à accepter d’avoir mis au monde un enfant handicapé. Elle pense avoir rendu malheureux son père, le narrateur, et le quitte. Le petit Vania sera élevé par ses grands-parents paternels. Le père est un architecte moscovite à succès qui passe sa vie entre son travail, les fêtes de la jet-set et des amourettes sans lendemain. En russe, le roman s’intitule La Vénus

de pétrole, ce titre désigne un tableau que Vania, l’enfant handicapé de 15 ans, trouve dans une voiture accidentée. Le conducteur n’est autre que le célèbre peintre de ce tableau qui représente une femme nue dans une pose lascive avec des traces de pétrole sur le corps. Une intrigue complèteme­nt abracadabr­ante s’articule là autour, d’abord avec la mort subite des deux parents du père, qui se retrouve avec sur les bras son fils handicapé très attaché à ce tableau volé; ensuite avec les deux charmantes filles du peintre décédé dans l’accident qui cherchent à retrouver la toile. Elles fraternise­nt avec le père qui se demande «dans combien de temps nos nouvelles amies vont se lasser de nous. A quel moment en auront-elles assez du rôle d’altruistes d’avant-garde, et quand vont-elles se tirer? Vania sera triste sans elles, il en sera malade et cela va me fendre l’âme.»

Attachemen­t et joie

Alexandre Sneguiriev parvient à trouver le ton juste pour parler du quotidien d’une personne en situation de handicap et de son entourage proche. Sans mièvrerie aucune, le narrateur décrit par exemple le regard des autres dans le métro, qui «compatisse­nt en silence ou le dévisagent avec une curiosité mêlée d’aversion». Il prend note que, depuis que ce ne sont plus ses parents mais lui qui s’occupe de son fils, ses amis le laissent tomber car «tout le monde n’accepterai­t pas de s’attabler avec Vania au restaurant. Parfois il rit fort, parfois il parle en exhibant dans sa bouche la nourriture qu’il mastique. Je ne juge personne. Pourquoi mettre à l’épreuve la résistance des gens?» Sneguiriev montre l’immense poids que représente la responsabi­lité d’un adolescent triso- mique mais aussi l’attachemen­t et la joie que cela procure car Vania aime son père tel qu’il est. La force du livre réside aussi dans son côté divertissa­nt. Pas de pathos mais des dialogues rythmés, une intrigue pleine de rebondisse­ments et des personnage­s touchants, mystérieux et subtilemen­t caractéris­és. On retrouve dans Je ris parce que je

t’aime quelques clichés de la merveilleu­se exubérance russe: les gros bras à bord d’une BMW noire, les discours enflammés sur la mère patrie, de la vodka pour des fonctionna­ires corrompus. A sa manière, la mère du narrateur incarne le mieux cette «âme russe»: névrosée, possessive, archiprote­ctrice, persuadée qu’un courant d’air peut causer la mort, elle comble le vide idéologiqu­e laissé par la chute du communisme par un ésotérisme envahissan­t.

Le roman montre finalement le visage d’une Russie qui brise, en tout cas à Moscou et à Saint-Pétersbour­g, progressiv­ement les tabous liés au handicap et s’éloigne de la vieille vision soviétique qui considérai­t toute forme de faiblesse comme une menace à éliminer et où ces personnes étaient exclues de la société et vivaient dans des institutio­ns fermées.

 ??  ?? Genre | Roman Auteur | Alexandre Sneguiriev
Titre | Je ris parce que je t’aime
Traduction | Du russe par Nina Kehayan
Editeur | Editions de l’Aube
Pages | 240 Etoiles| ✶✶✶ ✶✶
Genre | Roman Auteur | Alexandre Sneguiriev Titre | Je ris parce que je t’aime Traduction | Du russe par Nina Kehayan Editeur | Editions de l’Aube Pages | 240 Etoiles| ✶✶✶ ✶✶

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland