Le Temps

La Suisse berceau de l’Europe

Le 19 septembre 1946, Winston Churchill célèbre à Zurich les «Etats-Unis d’Europe». Le vieux lion a passé l’été en Suisse. La Confédérat­ion devient le creuset des fédéralist­es européens. Leur congrès à Montreux, en août 1947, préfigure la création du Mouv

- PAR RICHARD WERLY @LTwerly

Alors que le vote en faveur du Brexit secoue l’UE, Le Temps revient cette semaine sur les moments historique­s qui virent le dessein politique du continent se forger en Suisse. Winston Churchill, Jean Monnet, mais aussi Denis de Rougemont ou Christoph Blocher… Dans le sillage de ces personnali­tés qui ont fait – ou défait – l’Europe, Le Temps raconte comment la Confédérat­ion helvétique a nourri le projet de fédération européenne.

«Dans ce coin de terre privilégié qu’est le haut Léman, deux congrès viennent de siéger: celui des fédéralist­es mondiaux et celui de l’union européenne des fédéralist­es…» Le 4 septembre 1947, le quotidien français Le

Monde consacre l’une de ses manchettes aux «réunions de Montreux». L’immédiat après-guerre, vu de Paris, a déjà une odeur de Guerre froide tant la cohabitati­on entre le Parti communiste, les puissants syndicats ouvriers et les autres partis de gouverneme­nt vire à l’affronteme­nt sans merci. Le 5 mai, le président socialiste du Conseil Paul Ramadier a congédié les ministres du PC et mis fin au «tripartism­e» qui, depuis la Libération, voyait gauche et centre droit gouverner ensemble. «On ne peut pas distinguer l’élan fédéralist­e européen de l’époque de ce climat politique déjà délétère entre les pro et les anti-Moscou», explique, 70 ans après, l’éminent diplomate helvète Bénédict de Tscharner. La grande salle de bal du Montreux Palace n’est donc pas, en clair, seulement le théâtre d’une assemblée d’idéalistes désireux de cicatriser au plus vite les blessures du second conflit mondial. «Washington a mis beaucoup d’énergie et d’argent pour faire émerger et prospérer ces mouvements», poursuit notre interlocut­eur, qui effectua son premier stage au sein du Mouvement européen suisse à Bâle, animé par le professeur Hans Bauer.

L’une des sources d’inspiratio­n des congressis­tes de Montreux, réunis autour de personnali­tés comme le Français Alexandre Marc, est le fameux discours prononcé par Winston Churchill à l’Université de Zurich, le 19 septembre 1946. On connaît la teneur de cet appel du vieux lion britanniqu­e, grand perdant des élections législativ­es de juillet 1945 face au leader travaillis­te Clement Attlee. «Je voudrais vous parler de la tragédie de l’Europe, ce continent magnifique qui comprend les plus belles et les plus civilisées parties de la terre», a-t-il rugi d’emblée. Avant d’avertir: «Il y a un moyen de parer aux horreurs du passé si la majorité de la population de nombreux Etats le voulait […]. Toute la scène serait transformé­e comme par enchanteme­nt et en peu d’années, l’Europe vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui»…

Ce moyen? «Edifier une sorte d’Etats-Unis d’Europe […]. Pourquoi n’y aurait-il pas un groupement européen qui donnerait à des peuples éloignés l’un de l’autre le sentiment d’un patriotism­e plus large et d’une sorte de nationalit­é commune? Et pourquoi ce groupement ne devrait-il pas occuper la place qui lui revient et contribuer à diriger la barque de l’humanité?» Tout en réitérant la spécificit­é du Royaume-Uni et de son Commonweal­th, Churchill attise la mèche fédéralist­e allumée, depuis la défaite du nazisme, par de nombreuses initiative­s. A Hertenstei­n (LU), sur les rives du lac des Quatre-Cantons, un premier congrès rassemble, au moment même du discours de Sir Winston, une première poignée de fédéralist­es. Il accouche d’un document fort de «douze thèses», dont le contenu inspirera largement, presque deux ans plus tard, le fameux Congrès de La Haye qui donnera naissance au Mouvement européen. A Gstaad, le comte Coudenhove-Kalergi, aristocrat­e tchèque exilé aux Etats-Unis durant la guerre, puis établi en Suisse, rêve déjà d’un futur parlement européen. Le rendez-vous de Montreux est un parfait trait d’union. Preuve de la vitalité politique du moment, trois congrès squattent, en ce même mois d’août 1947, les chambres avec vue sur le lac et les bonnes tables de la ville: celui des fédéralist­es mondiaux, celui du Réarmement moral basé à Caux (VD) et celui des fédéralist­es européens.

«La Suisse germe durant ces années-là d’une formidable effervesce­nce politique pro-européenne, confirme le professeur genevois Dusan Sidjanski, disciple de l’écrivain Denis de Rougemont présent, lui, au Montreux Palace. Il y avait une confiance dans le modèle helvétique comme solution aux maux nationalis­tes du continent.» Le tout, souligne Le Monde, dans une ambiance désuète, digne de l’avant-guerre: «L’atmosphère ouatée des débats montreusie­ns, la pleine correction vestimenta­ire, l’air grave des visages… tout disait les traditions, les épreuves, les cultures de la Vieille Europe qui veut persévérer dans son être.» Le quotidien créé en 1944 par Hubert BeuveMéry pour redresser la France va jusqu’à persifler: «On eût dit qu’au bord du Léman se réunissait un petit sénat patricien.»

«Un groupement européen qui donnerait le sentiment d’un patriotism­e plus large» WINSTON CHURCHILL

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(RDB) Invité en Suisse «tous frais payés», Churchill, avant son discours de Zurich, a confié à ses interlocut­eurs helvétique­s que durant la guerre Staline souhaitait voir le Royaume-Uni envahir la Confédérat­ion.
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(RDB) Durant l’été 1946, Winston Churchill se repose à la villa Choisi, de Bursinel (VD). Les élites suisses l’acclament. Les Suisses lui disent partout «Merci».

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