Les sociétés offshore font main basse sur l’immobilier de bureau genevois
Ces dix dernières années, 41 sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux ont acheté des centres commerciaux, des immeubles de bureaux et des hôtels pour un total de 1,4 milliard. Quels sont les risques que ces montages visent à blanchir des capitaux?
Il y a quelques semaines, Londres était sous le feu des projecteurs pour l’importance du blanchiment d’argent dans ses transactions immobilières. Sur l’ensemble des immeubles dont les propriétaires sont soupçonnés de corruption, 75% ont été acquis par des sociétés offshore.
Tout comme Londres, New York est souvent montrée du doigt pour ses appartements hyper-luxueux servant de placement financier pour de l’argent douteux. Qu’en est-il à Genève où la sécurité des investissements et les prix élevés attirent les investisseurs étrangers? La majorité des acteurs du secteur, interrogés par Le Temps, estiment le risque faible. Un constat que nuancent les statistiques du Ministère public et les rapports de police.
Entre janvier 2005 et avril 2016, 41 sociétés offshores sont devenus propriétaires d’immobilier pour des transactions supérieures à 5 millions de francs chacunes. Montant global des achats par ces sociétés domiciliées au Luxembourg, aux îles Caïmans, ou à Hongkong: 1,43 milliard de francs.
Dans la majorité des cas, il nous a été impossible de remonter jusqu’au propriétaire réel de ces sociétés, dissimulé derrière des montages complexes. Une société, domiciliée au Luxembourg, est gérée par un homme domicilié à Tel-Aviv, une autre par des administrateurs polonais, une autre encore par un Libanais domicilié en Arabie saoudite, dans un centre commercial de Riyad. Ce premier pas dans le Registre du commerce luxembourgeois indique le plus souvent que les sociétés sont possédées par d’autres sociétés domiciliées aux îles Vierges ou à Hongkong. Et là, il n’y a plus aucune indication concernant les détenteurs des actions. «Si elles sont majoritairement domiciliées au Luxembourg, c’est sans doute parce que c’est une domiciliation à l’apparence plus respectable que d’autres», estime Philippe Kenel, avocat fiscaliste, spécialisé dans les délocalisations de personnes fortunées.
Pics d’achats liés au cours du franc?
En majorité, ces sociétés ont acheté dans les Rues-Basses et le quartier des banques, les zones les plus chères de la ville. Elles sont propriétaires d’immeubles commerciaux parce que le marché du logement leur est interdit par la Lex Koller. «Cette localisation répond à une logique immobilière qui veut que les achats au coeur commercial de la ville représentent moins de risques qu’ailleurs parce que la demande y reste toujours forte», analyse Hervé Froidevaux, analyste immobilier chez Wüest & Partner. «Le cours des devises et la stabilité suisse sont deux facteurs qui incitent les étrangers à placer leur patrimoine dans l’immobilier même si les prix sont élevés et les rendements faibles», poursuit-il.
Le cours des devises pourrait expliquer que les pics d’achat, par des sociétés offshore, se situent entre 2006 et 2008 et en 2014. Selon d’autres experts, ils s’expliquent plutôt par la nécessité de trouver des placements refuge pendant les périodes de crise économique.
Genève et Zurich, zones à risque
Acheter dans une zone très chère peut aussi être une stratégie pour blanchir de l’argent. Genève et Zurich sont désignées comme les zones les plus à risque de blanchiment en raison de la volatilité des prix, selon le rapport 2013 de la police fédérale. L’un des modes opératoires des blanchisseurs consiste à acheter à un prix surfait pour y injecter un maximum d’argent.
Le paiement comptant de travaux de rénovation, l’achat d’un bien offrant des surfaces commerciales à louer sont d’autres moyens cités pour blanchir des fonds via l’immobilier. Chaque année à Genève, il y a une cinquantaine de transactions concernant de l’immobilier commercial. Avec une moyenne de 4 transactions par année depuis dix ans, les offshores représentent donc quelque 8% des acquéreurs. Jusqu’en janvier 2016, le système suisse permettait de payer les transactions immobilières et les travaux de rénovation en cash. Tandis que le notaire n’a toujours aucune obligation de vérifier la provenance des fonds, n’étant pas soumis à la loi anti-blanchiment.
«Nous n’avons pas de statistiques relevant spécifiquement l’implication de sociétés offshore et des transactions immobilières dans les cas de blanchiment d’argent, mais l’immobilier est l’un des domaines utilisés pour cela», affirme Yves Bertossa, premier procureur chargé de la section des affaires complexes au Ministère public genevois. «Ce que l’on observe le plus souvent, c’est de l’immobilier acquis par des personnes poursuivies à l’étranger et pour lesquelles il y a des soupçons quant à l’origine des fonds.» Il y a chaque année, à Genève, plus d’une centaine de procédures ouvertes pour soupçon de blanchiment d’argent.
Aucun cas connu des notaires genevois
Pourtant, les professionnels genevois interrogés par Le Temps estiment que le risque de blanchiment dans l’immobilier est très faible, voire inexistant. «A Genève, les notaires n’ont jamais accepté de recevoir de l’argent cash, sauf lorsqu’il s’agissait de très petits montants de quelques milliers de francs», affirme Richard Rodriguez, président de la chambre genevoise des notaires. «Le plus souvent, nous demandons que les fonds transitent par des banques suisses qui sont dans l’obligation de faire des contrôles et nous demandons au client qu’il fournisse la documentation qui désigne l’ayant droit économique de sa société. Je n’ai jamais été confronté, ni eu connaissance de cas de blanchiment d’argent», poursuit-il.
Les statistiques du MROS, le bureau de dénonciation des cas de blanchiment, montre cependant que quelque 4% des cas passent par des transactions au comptant, soit 82 cas en Suisse en 2015. Mais elles montrent aussi que les dénonciations émanant de notaires (six en 2015) ou d’agents immobiliers (trois en 2015) sont extrêmement rares contrairement aux alertes lancées par les banques, milieu mis fortement sous pression en ce sens ces dernières années.
«Les cas de blanchiment d’argent ont surtout lieu dans le domaine bancaire» CARLO LOMBARDINI, AVOCAT AU BARREAU DE GENÈVE
«Les cas de blanchiment d’argent dont j’ai eu connaissance ont surtout eu lieu dans le domaine bancaire, mais pas dans l’immobilier, renchérit l’avocat Carlo Lombardini. A mon avis, le risque de blanchiment est faible dans l’immobilier parce que toutes les personnes impliquées dans une transaction, n’ont aucun intérêt à être mêlées à des transactions douteuses, au risque d’être convoquées devant la justice, comme le prévoit le Code pénal», poursuit-il. «On ne peut pas penser a priori, parce qu’il s’agit d’un offshore, qu’il y a une volonté de blanchir des capitaux», souligne le notaire Etienne Jeandin. «J’ai une seule fois fait un acte immobilier avec un offshore et tout était parfaitement légitime», assure-t-il. Alors, pourquoi avoir recours à un offshore? «Je ne me souviens plus, c’était il y a dix ans. C’était probablement pour des raisons fiscales», répond-il.
Faut-il en conclure qu’il y a des failles dans le processus de détection des cas de blanchiment dans le secteur immobilier? Difficile à dire. Reste que les offshores ne sont pas le seul moyen d’acheter de l’immobilier incognito en Suisse. Les sociétés suisses sont inscrites au Registre du commerce sans mention de leurs propriétaires. Et il est parfaitement légal de faire acheter un bien immobilier par une tierce personne, un intermédiaire financier, afin de ne pas apparaître au registre foncier. Ces deux options ont cependant le désavantage d’être des énigmes plus faciles à résoudre pour un procureur helvétique qu’un montage financier complexe impliquant divers paradis fiscaux. «Lorsqu’un achat immobilier doit servir à blanchir des fonds, il est bien plus souvent fait recours à des sociétés que pour des transactions immobilières légales», estime le rapport précité de la Fedpol.n