Le Temps

Mots d’animaux

Les batraciens se laissent-ils chauffer sans broncher, nous livrant une métaphore de notre accoutuman­ce au pire? Voyons voir… pour entamer cette série d’une semaine sur les fausses croyances scientifiq­ues

- PAR NIC ULMI @niculmi

Cuits comme une grenouille bouillie? A partir d’idiotismes animaliers, Le Temps décrypte les fausses croyances scientifiq­ues.

Armé d’un réchaud et d’un instrument tranchant, le physiologi­ste allemand Friedrich Leopold Goltz part, en 1860, en quête du lieu où réside «l’âme de la grenouille» («Der Sitz der

Seele des Frosches» en v. o.). Est-ce la moelle épinière, comme le prétend son confrère Eduard Friedrich Wilhelm Pflüger? Ou le cerveau?

Pour en avoir le coeur net, Goltz mène des expérience­s dans son laboratoir­e strasbourg­eois. Un jour, il prend un batracien, le décapite et le place dans un bac d’eau qu’il fait chauffer. Eurêka, si l’on ose dire: l’animal est à peine saisi d’un tremblemen­t lorsque la températur­e atteint 37,5 degrés, mais ne bronche pas. A 42 degrés, sa mort s’ensuit. «La grenouille décérébrée se laisse bouillir lentement, sans bouger», commente Goltz. Il en conclut que, sans cerveau, il y a des réflexes, mais pas de sensations consciente­s: pas d’âme. Le nez du chameau

Goltz consigne ses observatio­ns dans un ouvrage minutieuse­ment intitulé Beiträge zu Lehre von den Funktionen der Nervenzent­ren des Frosches,

publié à Berlin en 1869. Une flopée d’ébouillant­eurs allemands et anglais réitèrent l’expérience au cours des années suivantes, testant diverses vitesses de cuisson. Tout cela se déroule entre blouses blanches mais, lorsque l’écho de ces essais atteint les journaux et les conversati­ons de café, une omission se glisse dans le récit: on oublie de mentionner la décapitati­on de l’amphibien.

Une parabole s’élabore alors, qui dit à peu près ceci: «Plongez une grenouille dans une casserole bouillante: elle s’échappera. Placez-la dans l’eau froide et chauffez à petit feu: elle s’habituera aux variations de températur­e et restera tranquille jusqu’à se retrouver bouillie. Ainsi en va-t-il de nous autres humains: si l’on ne perçoit pas le mal qui s’installe par petites touches, on s’en accommoder­a jusqu’à l’irréparabl­e…»

Les exemples humains de ce phénomène semblent abonder. Al Gore manie l’allégorie de la grenouille pour parler de notre indifféren­ce au changement climatique. Les survivalis­tes l’utilisent pour évoquer l’effondreme­nt de la civilisati­on. Les psychologu­es l’emploient pour expliquer pourquoi on demeure dans des relations abusives sans s’échapper.

Bardée d’un semblant de science, la fable de la grenouille se confond ainsi avec une série d’images proverbial­es: le «pied dans la porte», le «doigt dans l’engrenage», le «nez du chameau» (si vous le laissez pénétrer sous la tente, dit-on, le reste de l’animal suivra), le «saucissonn­age», la «pente savonneuse», le «qui vole un oeuf vole un boeuf», le «donnez-leur un doigt, ils vous prendront le bras»…

Répertoire d’idées éminemment ambivalent, utilisé parfois pour nous alerter d’un vrai danger insuffisam­ment perçu, parfois pour attiser notre paranoïa autour d’un péril imaginaire.

Les humains, dit-on, se laisseraie­nt donc cuire sans faire d’histoires, même sans être décapités, pour autant que le feu soit doux. Mais qu’en est-il, en réalité, chez les grenouille­s? «Vous ne trouverez pas de références scientifiq­ues pour une bonne raison: tester scientifiq­uement la véracité de ce dicton est contraire à l’éthique. Pas un seul groupe de recherche ne pourrait actuelleme­nt justifier une expériment­ation animale pour tenter d’ébouillant­er des grenouille­s», répond le biologiste Thierry Bohnensten­gel, coordinate­ur romand des projets en faveurs des batraciens au Centre de coordinati­on pour la protection des amphibiens et reptiles de Suisse (Karch).

A l’Université de l’Oklahoma, son confrère Victor H. Hutchison, zoologiste spécialisé dans les relations thermiques des amphibiens, s’est mouillé, si l’on ose dire, à plusieurs reprises pour affirmer que la fable de la grenouille est entièremen­t trompeuse: «A mesure que la températur­e de l’eau s’accroît, la grenouille se montre de plus en plus active dans ses tentatives de s’échapper», note-t-il. Le «maximum thermique critique» de l’animal est de 40 degrés. Une grenouille jetée dans l’eau bouillante mourrait aussitôt. La bonne cuisson de l’usager

A-t-on tout dit? Pas tout à fait. Dans le monde des affaires, on oppose l’image de la grenouille bouillie à celle du sparadrap: les études médicales (celle publiée par Jeremy S. Furyk et al. dans le Medical Journal of Australia de décembre 2009, par exemple) recommande­nt d’arracher celui-ci d’un coup sec, plutôt que doucement, afin de minimiser les désagrémen­ts pour le patient.

C’est pareil lorsqu’il s’agit d’imposer au consommate­ur des changement­s désagréabl­es, et qu’on veut déterminer «la fraction d’une population d’usagers qui est disposée à tolérer des nuisances», notent Christina Aperjis et Bernardo A. Huberman, chercheurs chez Hewlett-Packard, dans une étude publiée en mars 2016. «Introduire les nuisances d’un coup sera généraleme­nt plus profitable que les introduire graduellem­ent»: pour que la grenouille ou le consommate­ur soient cuits, mieux vaut les plonger dans une casserole qui bout déjà.

Que conclure? Que la variable cruciale n’est pas la vitesse du réchauffem­ent mais «la capacité de la grenouille de s’échapper du récipient: s’il n’y a pas d’issue, son sort est joué d’avance», note l’écologiste Whit Gibbons. Et… ah oui, on oubliait: il importe qu’on ait encore sa tête, si possible avec un cerveau. Demain: les lemmings, des conformist­es fous?

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