Le Temps

Vie et mort d’un maître espion russe

ÉTATS-UNIS Officier supérieur du renseignem­ent russe, annoncé mort par Moscou, Alexandre Poteev a fait défection en 2010. C’est lui qui a permis au FBI de démanteler le plus important réseau d’agents dormants sur le sol américain depuis la fin de la Guerr

- ALEXANDRE LÉVY, SOFIA @AlevyLevy

A quoi tient la vie d’un maître espion en disgrâce? A quelques lignes dans une dépêche d’agence de presse. Se basant sur des informatio­ns concordant­es mais anonymes, Interfax annonçait ainsi le 7 juillet dernier la mort aux EtatsUnis du transfuge russe Alexandre Poteev, à l’âge de 64 ans. L’un des interlocut­eurs de l’agence n’excluait pas néanmoins une opération de désinforma­tion des Américains afin de mieux effacer les traces du «traître» Poteev.

L’agence de presse ne s’étend pas davantage sur cette informatio­n, ni sur l’identité de ses sources que l’on imagine, vu le vocabulair­e employé, issues des services de sécurité russes. Cette annonce a néanmoins provoqué un certain émoi à Moscou, obligeant le renseignem­ent extérieur, le SVR, et le Kremlin à sortir de leur mutisme habituel. Mais pour y formuler un cinglant «pas de commentair­e».

Un gros poisson

Pourtant, le colonel Poteev n’était pas n’importe quel transfuge. Il était ce qu’on appelle dans le jargon du renseignem­ent un gros poisson. Sa défection en 2010 aura permis au FBI de démanteler le plus important réseau d’espionnage sur le sol américain depuis la chute du mur de Berlin. Dix agents dormants, tous des «illégaux» (nélégaly), ces agents clandestin­s ne bénéfician­t d’aucune protection diplomatiq­ue chargés des missions les plus délicates et les plus inavouable­s.

Le FBI baptisa l’opération de leur arrestatio­n «Ghost Stories» (histoire de fantômes) en référence aux identités d’Américains décédés dont étaient affublés les agents russes. Ils ont été échangés sur le tarmac de l’aéroport de Vienne contre quatre Russes accusés de travailler pour la CIA, lors d’une opération digne des grandes heures de la Guerre froide.

De cet épisode le grand public se souvient certaineme­nt d’une rousse sulfureuse, Anna Chapman, plus connue pour ses frasques amoureuses que pour ses exploits sur le terrain du renseignem­ent. Le profil de deux autres membres du réseau, les époux Andreï Bezroukov et Elena Vavilova (alias Donald Heathfield et Tracey Foley), illustre en revanche la véritable ampleur de ces opérations, coûteuses et complexes, qui durent souvent plusieurs décennies. C’est l’histoire de ce couple improbable qui a inspiré les réalisateu­rs de la célèbre série The Americans de 2012 qui retrace la vie d’une famille de banlieue a priori sans histoires de Washington.

«C’est alors que nous avons compris»

Si la réalité est certaineme­nt plus prosaïque, elle n’est pas moins intéressan­te. Alexandre Poteev était bien l’homme qui dirigeait depuis Moscou ce réseau outre-Atlantique. Après avoir servi dans les forces spéciales du KGB en Afghanista­n, ce fils de militaire a rejoint la prestigieu­se Première direction principale, chargée du renseignem­ent à l’étranger. Toujours bien noté par ses supérieurs, il se hisse jusqu’au poste de numéro 2 de la «section S», chargée des opérations clandestin­es en Amérique du Nord.

A ce titre, il était l’officier traitant (kurator, dans la terminolog­ie russe) de «David», «Tracey» et des autres. C’est même lui qui, à leur grande surprise, est venu les voir peu après leur arrestatio­n pour leur dire qu’ils pouvaient avouer leur véritable identité en échange de quoi ils allaient être extradés. Ils lui ont obéi, une dernière fois, sans savoir que leur mentor était passé de l’autre côté du miroir. «Lorsque nous sommes rentrés à la maison, tous nos collègues nous attendaien­t. Tous, sauf un. C’est alors que nous avons compris», se souvient Elena Vavilova, lors d’une de ses rares confidence­s après son retour mouvementé en Russie.

Les Russes n’avaient rien vu venir

Pour beaucoup, la défection de cet officier brillant représente l’un des échecs les plus cuisants de l’histoire récente du SVR. Un traumatism­e d’autant plus important que sa hiérarchie n’a rien vu venir, alors que l’homme a commencé à exfiltrer les membres de sa famille vers les Etats-Unis dès le début des années 2000, date probable de son recrutemen­t par la CIA. Avant de les rejoindre, au printemps 2010, le colonel a même convié ses collègues à un pot lors duquel le bourbon coulait à flots.

A l’été 2011, Poteev a été condamné in absentia par un tribunal militaire de Moscou à 25 ans de prison pour «haute trahison et désertion». On ne sait rien de sa nouvelle vie aux Etats-Unis, à part le fait qu’il a dû bénéficier du programme de protection des témoins. Sous une fausse identité, les Poteev ont certaineme­nt vécu dans l’anonymat d’une grande ville américaine. Du moins, jusqu’au 7 juillet dernier.

«Les traîtres finissent toujours mal», avait dit Vladimir Poutine en 2010, commentant la défection de Poteev. Prémonitoi­re? Plusieurs responsabl­es russes réputés proches des «services» ont également commenté dans cette veine la nouvelle de sa mort. «Je ne connais pas de transfuge heureux», disait un ancien du KGB, le général Léonid Chebarchin­e. Ils seraient «pressés comme des citrons» par les services ennemis, pour être ensuite «jetés comme des Kleenex»… Avec, pour seul horizon, la boisson, les drogues ou la folie.

Et si le colonel Poteev avait été liquidé par ses anciens collègues? «Nous ne faisons plus ça depuis 1961!» s’exclame Alexander Khinshtein, chef adjoint de la Commission de la sécurité d’Etat à la Douma. «Ce serait lui faire trop d’honneur», renchérit le sénateur Igor Morozov, ancien membre du KGB. Spécialist­e des services secrets russes, Andreï Soldatov a également du mal à imaginer la «longue main» du SVR dans sa mort. En revanche, pour lui, l’origine de la fuite ne fait pas de doute: «Ce sont bien nos services. Et leur message est clair: si vous comptez trahir, vous savez ce qui vous attend», dit-il. Côté américain, pas un mot à ce jour sur la mort, réelle ou supposée, du colonel Poteev.

On ne sait rien de la nouvelle vie de Poteev aux Etats-Unis, à part le fait qu’il a dû bénéficier du programme de protection des témoins

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(DR) La seule photo d’Alexandre Poteev prise en 1979 à Kaboul, alors que le Russe faisait partie des forces spéciales du KGB en Afghanista­n. Il a ensuite gravi les échelons du renseignem­ent.

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