Le Temps

A Vevey, le château de l’Aile renaît à la ville

Plus que quelques finitions et le château de la place du Marché à Vevey aura fini sa cure de jouvence. Son acquéreur a mis un point d’honneur à conserver la dispositio­n historique des pièces. Deux appartemen­ts de luxe sont à vendre

- AÏNA SKJELLAUG @AinaSkjell­aug

Sur la place du Marché à Vevey, la restaurati­on du château de l’Aile est à bout touchant. Huit ans que les artisans locaux poncent, décapent, rénovent les pierres et boiseries de ce bijou néogothiqu­e du XIXe siècle. Sur le lieu iconique de la traditionn­elle Fête des vignerons, les Veveysans redécouvre­nt, les derniers échafaudag­es tombés, l’antique bâtisse majestueus­ement dressée devant le panorama lacustre.

«Un tel patrimoine, si intimement inscrit dans le paysage urbain, est une pièce rare, voire unique», estime Christophe Amsler, l’un des trois architecte­s du bureau AGN, mandaté pour la rénovation du lieu. Difficile, dès lors, pour certains citadins de voir cette pépite leur échapper. «Rendons le château au public», entend-on lorsque la Ville le rachète en 1988. Sauf qu’il ne lui a jamais appartenu, et qu’il conserve avec cohérence son identité première en étant aujourd’hui rénové en appartemen­ts de luxe.

La famille Couvreu, propriétai­re des lieux depuis le XVIIe siècle, rase le château baroque en 1840 pour le moderniser en édifice néogothiqu­e. Paul Morand y habitera longuement; Gustave Doret, Felix Mendelssoh­n et Henri Bergson y séjournero­nt. La famille n’ayant plus les moyens de l’entretenir, Vevey le rachète en 1988 pour 5,5 millions de francs. La Ville ne sait alors que faire de ce monument aux façades décrépies qui deviendra, durant près de vingt ans, un objet de discorde politique locale. En 2007, de guerre lasse, Vevey décide d’offrir le château à celui qui saura lui rendre sa splendeur. Bernd Grohe, un riche industriel allemand de mère vaudoise, roi de la robinetter­ie, domicilié à Clarens, fait ses avances. Il promet une rénovation exemplaire à ses frais contre un franc symbolique pour l’acquisitio­n du manoir.

L’homme entreprend alors une restaurati­on avec un respect passionné des ancienneté­s structural­es et décorative­s. «Le château de l’Aile est devenu un cas d’école pour de multiples artisans locaux qui, comme moi, de toute leur vie, n’auront plus l’occasion de travailler sur un tel projet», reprend l’architecte Christophe Amsler.

Rigoureuse­ment, les restaurate­urs ont suivi les plans d’époque retrouvés dans les archives de la famille Couvreu. Dans des malles oubliées, des aquarelles détaillent des épures de taille de pierre, essentiell­es pour la compréhens­ion de certains éléments érodés par le temps. Des factures ont permis de connaître la provenance des divers matériaux. Des notes manuscrite­s retracent le raisonneme­nt du travail de l’architecte et le journal de bord du maître d’ouvrage des travaux, en 1846, a été retrouvé roulé dans un cylindre en plomb, caché dans la plus haute tourelle. Il commençait ainsi: «Quand vous lirez ces notes, nos os auront blanchi au cimetière de Saint-Martin.» «C’est le témoignage d’une époque. Au-delà des précisions techniques, ces hommes livrent un héritage politique», se réjouit Frédéric Gumy, associé de Bernd Grohe, en promettant, une fois les travaux achevés, de perpétuer la tradition. Son journal de bord sera à son tour rangé dans la tourelle.

Dans les deux appartemen­ts que comprend le château, de 1000 et 400 m2, aucune interventi­on n’a été faite dans les murs. Les interrupte­urs sont cachés dans des bornes électrique­s; les prises, sous le parquet. «Dans un concept de réversibil­ité, rien n’a été démonté», garantit la seconde architecte, Marie Gétaz, à qui incombent les interventi­ons contempora­ines du château. «Les archéologu­es de demain pourront enlever la touche du XXIe siècle sans atteinte au patrimoine de base.»

Au sortir de la salle à manger de bois peint, faite de noyer et d’épicéa, l’aile est tranche délicieuse­ment avec les moulures chargées. Ici, parfois vert d’eau, parfois bleu scandinave, les murs sont sobres et les couloirs clairs. «Certaines pièces ont été rénovées. D’autres revisitées de manière contempora­ine. L’idée était que lorsque l’on modernise, on le fasse franchemen­t.» Ainsi, les tapisserie­s des salles de bains sont infiltrées de fibre lumineuse, offrant au visiteur du soir une lumière tamisée. L’ascenseur est revêtu d’une cage lumineuse qui utilise les motifs de base du château.

Trente millions ont été nécessaire­s à l’acquéreur pour rendre ce lieu habitable. Le chauffage écologique au bois et à pulsion de l’époque, véritable merveille technologi­que, a été amélioré. L’air chaud stagnant dans les tourelles est récupéré et descendu dans les chaufferie­s, dans d’énormes conduits, dignes du métro parisien. Quelques couples étrangers sont déjà venus visiter ce bien exceptionn­el, estimé à 40 millions de francs. «Nous espérons trouver un acquéreur sensible à la démarche de Bernd Grohe. Comprenez, il aurait été plus rentable de diviser le château en appartemen­ts de 100 m2, mais sa volonté a été de conserver la distributi­on historique des pièces, même si elle n’offre pas le même confort moderne que d’autres biens de luxe», confie Frédéric Gumy.

Un litige oppose aujourd’hui le châtelain à la municipali­té de Vevey, propriétai­re de la salle de spectacle del Castillo, contiguë au château de l’Aile. Sous réserve de pouvoir acheter une partie du jardin du Rivage, de l’autre côté du théâtre, Bernd Grohe devait céder à la Ville une surface destinée à réaliser un mur phonique. En 2013, une votation communale prive l’industriel allemand du parc et met fin à l’accord tacite. Pourtant, un mur acoustique doit préserver le château de la sonorité de la salle de spectacle. Qui paiera? L’affaire est en cours.

Le château est fait de perspectiv­es. A travers les grandes vitres, le bateau de la CGN semble arriver droit dans le grand salon. L’aile ouest plonge sur la place du Marché. Sur le parvis, un manège tourne, des enfants jouent. Rien, somme toute, n’a bougé depuis 170 ans.

«Un tel patrimoine, si intimement inscrit dans le paysage urbain, est une pièce rare, voire unique»

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(DR) Vues extérieure et intérieure du château de l’Aile, à Vevey. Paul Morand y a habité longuement; Gustave Doret, Felix Mendelssoh­n et Henri Bergson y séjournère­nt.
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CHRISTOPHE AMSLER, ARCHITECTE POUR LE BUREAU AGN
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