Au-delà du champ architectural
Le duo lausannois a reçu le Swiss Art Award 2016 pour l’architecture. Une reconnaissance pour sa démarche originale de communication
Lauréat du Swiss Art Award 2016 pour l’architecture, le duo lausannois Yves Dreier et Eik Frenzel suggère une réflexion sur l’habitat contemporain, en élargissant le champ architectural à la communication visuelle et à l’interaction.
«Construire aujourd’hui pour des familles traditionnelles, alors qu’elles ne représentent plus que 25% de la population, c’est comme suivre un modèle passéiste»
Leur vitrine, ils y tiennent. Yves Dreier (à droite) et Eik Frenzel (à gauche)ont installé leur bureau d’architectes dans un ancien magasin, un rez-de-chaussée dans le quartier lausannois SousGare. Les passants voient travailler leur petite équipe. Mais pas seulement. Les grandes baies vitrées, que d’autres occupants s’ingénieraient à condamner, leur servent de lieu d’exposition.
En ce moment, les collaborateurs du bureau y ont dessiné leur propre logement, en guise de réflexion sur l’habitat contemporain. Une autre fois, les fenêtres ont été couvertes de grandes vues des Alpes, que l’on pouvait admirer du dedans et du dehors. Il y a eu aussi ce moucharabieh géant, dessiné sur les vitres avec du scotch de carrossier. N’est-on pas en face de la mosquée?
«Nous organisons un vernissage tous les trois mois, expliquent les architectes. Nous cherchons à rendre attrayant l’espace public, à donner quelque chose à la ville.» Une mise en scène? Une mise en danger plutôt, mais surtout une forme d’interaction, dont ils font une part importante de leur travail.
«Nos autres métiers»
Associés depuis huit ans, ils ont baptisé leur bureau Dreier Frenzel Architecture + Communication. Dès le début, leur ambition a été de faire de l’architecture mais aussi d’en parler. Chacun le fait à sa manière. Eik Frenzel prend des photos, sur le travail de ses confrères de préférence. Yves Dreier signe des critiques d’architecture. Ils publient des images, signent des articles, s’engagent dans le débat architectural. Ces «autres métiers», auxquels ils accordent 20% de leur temps, leur donnent «un regard élargi, visuellement et intellectuellement, sur l’architecture.»
«Notre signature, c’est notre démarche», s’exclame Eik Frenzel qui, comme son confrère, prend ses distances avec l’architecture de stars. Le succès n’en est pas moins au rendez-vous. Les architectes lausannois viennent de recevoir le Prix suisse d’art 2016 pour l’architecture, décerné par l’Office fédéral de la culture. «C’est une reconnaissance importante de notre démarche, cela rend visible la partie invisible de notre travail.»
Yves Dreier est né à Genève en 1979, Eik Frenzel à Dresde la même année. Ils se sont rencontrés pendant leurs études à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Ils plaisantaient sur leur futur bureau commun. La boutade est devenue réalité.
Elevé en Allemagne de l’Est dans le paysage des grands ensembles de l’après-guerre, Eik Frenzel se dit attiré plutôt par les projets de petite taille. Yves Dreier n’a pas de préjugés contre les grands ensembles. Ils avouent des goûts différents, se retrouvent dans les édifices «de caractère».
Dreier est marié et père de famille, Frenzel célibataire. Le Suisse parle plus, et ce n’est sans doute pas qu’une question de langue. L’Allemand plaisante davantage. «Nous sommes complémentaires, pas fusionnels», dit l’un. «Je fais la vaisselle, il essuie», dit l’autre au sujet de leur ménage professionnel. Ils se répartissent le pilotage des projets, mais toutes les décisions importantes se prennent à deux. Après de longs échanges s’il le faut: «Dans certains bureaux, c’est le troisième associé qui tranche, ici ce n’est pas possible.»
Sur le site d’Artamis
Leur première oeuvre a été un pavillon de jardin, à Confignon (GE), qui a attiré d’emblée l’attention de la profession. Leur grande affaire reste l’écoquartier genevois, pour lequel ils ont remporté le Premier Prix en 2010. A la Jonction, sur le site dépollué d’Artamis, ils ont 300 logements à construire. Le premier immeuble a déjà été livré. La Tribune de Genève a accueilli ce bloc beige par un micro-trottoir dévastateur. «Le jugement est prématuré tant que l’ensemble n’est pas complet», expliquent les auteurs, tout en acceptant d’être aussi en vitrine les jours de mauvais temps.
Nos deux architectes professent une «discrétion» de mise, selon eux, quand on travaille dans le logement. «Nous voyons la valeur de notre travail dans le quotidien, dans le contexte bâti. Il n’est pas besoin de détoner pour être intéressants. On nous dit parfois que nos projets sont anachroniques, pas très à la mode.»
A la tête d’une équipe de seize à vingt personnes, au gré du carnet de commandes, Yves Dreier et Eik Frenzel se réclament d’une «architecture au service de l’habitat». «Il est temps de prendre conscience que construire pour des familles traditionnelles, alors qu’elles ne représentent plus que 25% de la population, c’est comme suivre un modèle passéiste, expliquent-ils. Nos projets sont développés sur mesure, nous cherchons la qualité pour le plus grand nombre dans l’organisation de l’espace.»
Ils ont malgré tout le souci de ne pas être catalogués comme spécialistes de l’habitat. Quoi d’autre? Une église, pourquoi pas, ou une cabane dans les Alpes, les lieux de rassemblement les attirent. Ils aimeraient construire à Lausanne, la ville qu’ils ont choisie pour s’installer mais où ils n’ont encore rien signé d’autre que la transformation intérieure du Tribunal cantonal. «Ce qui pourrait nous séparer? Que l’envie de débattre ne soit plus là. Pour l’heure, nous sommes un bon couple, nous faisons le point régulièrement pour que cela dure.»