Le Temps

Genève, le souffle de l’esprit européen

Le 10 mai 1948, près de 800 délégués du Congrès de La Haye recommande­nt la création d’un Centre européen de la culture. L’écrivain suisse Denis de Rougemont, présent aux Pays-Bas après la réunion de Montreux, décide de le fonder à Genève

- TEXTES: RICHARD WERLY @LTwerly

Deuxième volet de notre série sur les moments historique­s qui virent le dessein politique de l’Europe se forger en Suisse. Il est question, en mai 1948, de la création du Centre européen de la culture à Genève sous l’impulsion de l’écrivain neuchâtelo­is Denis de Rougemont.

«C’est folie que de vouloir prédire objectivem­ent. Ecoutons ce qui nous appelle. Nous ne sommes pas là pour prédire l’avenir, mais pour le faire.» Début juin 1948. Denis de Rougemont (1906-1985) devise, dans une salle lambrissée du palais Wilson à Genève, sur la mise en oeuvre de la résolution culturelle du Congrès de l’Europe à La Haye, qui s’est achevé un mois plus tôt. L’écrivain neuchâtelo­is – dont la soeur est mariée au conseiller fédéral Max Petitpierr­e – était à La Haye le rapporteur de la commission culturelle présidée par le diplomate espagnol anti-franquiste Salvador de Madariaga. Lequel préconise, dans sa recommanda­tion adoptée à l’unanimité, la création d’un Centre européen de la culture.

Banco! L’auteur de L’Amour et l’Occident, publié à Paris en 1939, a ramené des Etats-Unis, où il a passé une bonne partie des années de guerre, un optimisme inébranlab­le. A La Haye, où Winston Churchill a ouvert et clôturé les débats, De Rougemont a senti le souffle de l’esprit européen, tout comme son compatriot­e René Payot, du Journal de

Genève. «C’est à ce congrès que reviendra la gloire d’avoir, pour la première fois, proclamé de façon formelle la nécessité qui s’impose aux nations de l’Europe de transférer certains de leurs droits souverains pour les exercer en commun», commente, le 22 mai, le fameux éditoriali­ste de la Cité de Calvin.

La réunion consécutiv­e du début juin 1948, sur les bords du Léman, à laquelle participe Madariaga (dont la fondation qui porte son nom est toujours active aujourd’hui à Bruxelles, présidée par son neveu… l’ancien patron de l’OTAN Javier Solana) est relatée dans un entrefilet du Monde, à la suite des confidence­s du comte Richard Coudenhove-Kalergi. L’aristocrat­e tchèque naturalisé Français, figure de l’effervesce­nce intellectu­elle de l’après-guerre, a reçu en cette fin de printemps 1948 un journalist­e du quotidien dans son chalet de Gstaad. Coudenhove lui lit ses notes, et prédit un grand avenir à l’initiative de Denis de Rougemont. Le journal dirigé par Hubert Beuve-Méry ressort convaincu que la Suisse – qui s’est déjà illustrée avec le discours de Churchill à Zurich en septembre 1946 sur les «Etats-Unis d’Europe», puis un an plus tard avec le premier congrès des fédéralist­es européens à Montreux (LT du 11.07.2016) – sera l’un des piliers de la reconstruc­tion continenta­le et de l’indispensa­ble réintégrat­ion de l’Allemagne: «Par inclinatio­n naturelle, par besoin de rester logiques avec euxmêmes, par nécessité de ne pas s’abstraire du monde […], les citoyens de ce pays ne peuvent éprouver que la plus vive sympathie pour la consolidat­ion de ce continent dont les divisions ont si souvent menacé leur existence», assène Le Monde.

Le Centre européen de la culture sera l’oeuvre de Denis de Rougemont. Le 5 février 1949, celui-ci, assisté du Français Raymond Silva, reçoit du Mouvement européen (crée à La Haye) le mandat pour mettre sur pied un bureau d’études. Du 8 au 12 décembre 1949 se tient à Lausanne la Conférence européenne de la culture, dont le rapporteur n’est autre que l’un des pères du futur marché commun, le Belge Paul-Henri Spaak. La naissance du centre genevois est ensuite approuvée à Londres, le 21 janvier 1950. Un triple objectif lui est assigné: assister les forces culturelle­s en Europe, coordonner les initiative­s, diffuser «l’esprit européen». Une tâche que l’Etat de Genève juge suffisamme­nt importante pour lui allouer, d’abord, des bureaux au palais Wilson, puis au sein de la prestigieu­se villa Moynier.

Denis de Rougemont est à bien des égards la bonne personne pour une telle oeuvre. Convaincu des vertus du fédéralism­e suisse et américain, il redoute les Etats du Vieux Continent, ces «empires manqués» dont il dénoncera bien plus tard, dans sa Lettre

ouverte aux Européens, parue en 1970, «l’inadaptati­on morbide aux réalités politiques, économique­s, techniques et démographi­ques». De Rougemont croit aussi aux utopies et sait affronter le dénuement qui, très vite, affectera son centre, en recherche constante de financemen­ts. De 1933 à 1935, cet intellectu­el-poète a décidé de vivre «au ras de la terre» – l’expression est de l’académicie­n français Pierre Henri Simon – dans une maison de pêcheurs de l’île de Ré, puis dans un mas du Gard, au pied des Cévennes. Il sait donc comment faire avec peu… dans ce champ de bataille idéologiqu­e que devient la culture au fur et à mesure que s’abat le Rideau de fer. «La création du centre, à Genève, eut une très forte résonance politique. N’oubliez pas que le com-

«Nous ne sommes pas là pour prédire l’avenir, mais pour le faire» DENIS DE ROUGEMONT

bat intellectu­el avait succédé au conflit militaire», explique le professeur Dusan Sidjanski, l’un de ses plus proches collaborat­eurs.. De fait: ce qui se passe sur les bords du Léman porte la marque de l’affronteme­nt Est-Ouest. Dès août 1948, le Congrès mondial des intellectu­els pour la paix, soutenu par l’URSS, s’est tenu à Wroclaw en Pologne. En 1950, la CIA crée de toutes pièces à Paris le Congrès pour la liberté de la culture. La Fondation Ford, qui soutient de nombreuses activités universita­ires à Genève, est un des canaux privilégié­s de financemen­t…

De Rougemont garde surtout rivé en lui cette intime connaissan­ce de l’Allemagne, acquise en 19351936, lors d’une année passée à l’Université de Francfort. Il avait alors répondu à l’invitation du plus fameux diplomate culturel d’Hitler: Otto Abetz (1903-1958), futur ambassadeu­r de l’Allemagne nazie à Paris sous l’Occupation. En ces années 50, l’homme de lettres suisse voit dans le fédéralism­e et le rejet de la nation au profit des régions une suite au personnali­sme, ce courant qui donna en France naissance à la revue Esprit. «Denis voyait dans les Etats-nations les grands responsabl­es du chaos» confirme Dusan Sidjanski. Sa conception de l’esprit européen lui fera ainsi, très vite, prendre position contre l’Europe des Etats défendue par le général de Gaulle. «Je ne croirai jamais à cette amicale de misanthrop­es», pronostiqu­era, en 1970, dans un trait d’humour lucide, celui qu’André Fontaine, dans Le

Monde, qualifiait «de bourgeois de Neuchâtel, humaniste et libéral, profondéme­nt conscient de l’universali­té de la culture européenne».

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D’abord installé dans les locaux du palais Wilson, le Centre européen de la culture prend ensuite ses quartiers à la villa Moynier, mise à sa dispositio­n par la Ville de Genève. Aujourd’hui, son siège se tro
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(PHILIPPE KLEIN/FONDATION JEAN MONNET POUR L’EUROPE) Coudenhove-Kalergi, visiteur fréquent de la villa Moynier.
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(EDDY MOTTAZ) 40, rue Le-Corbusier, dans le quartier de Florissant.

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