Les lemmings et leur pulsion de mort
Les rongeurs arctiques s’acheminent-ils en masse vers une mort programmée, tendant un miroir troublant à notre société? Voyons un peu… pour poursuivre cette série d’une semaine sur les fausses croyances scientifiques
Pathologie collective? Stupidité animalière? Autorégulation sacrificielle? Suicide de masse? On raconte que les lemmings, emportés par une hystérie irraisonnée, parcourent des centaines de kilomètres avant de se jeter dans la mer, poussés par une pulsion de mort programmée. Qu’en est-il réellement? Décryptage des fausses croyances scientifiques à travers les idiotismes animaliers.
Une multitude, puis presque rien. Puis une nuée immense, puis plus grand-chose. Pour expliquer les fluctuations extravagantes des populations de lem-mings (rongeur arctique, eurasien et américain, grand comme une main d’enfant), le géographe bavarois Jacob Ziegler écrivit, en 1532, ce que tout le monde pensait: que ces bestioles tombaient du ciel. L’archidiacre de la cathédrale suédoise de Strängnäs, Olaus Magnus, ajouta en 1555 que ce fléau répandait «le vertige et la jaunisse» chez les Sami.
Un siècle passa, pendant lequel les effectifs de lemmings passèrent de clairsemés à innombrables, et vice-versa. Un jour, le médecin danois Ole Worm disséqua un spécimen tombé du ciel et le trouva pourvu d’organes sexuels: il jugea donc peu probable que l’animal ait surgi par génération spontanée dans les nuages, comme on le croyait.
Dans une monographie exhaustivement intitulée Histoire de l’animal qui en Norvège tombe parfois des nues, et se repaît prestement d’herbes et de graines, au grand détriment de la population, il conjectura, en 1653, que les bébés lemmings étaient emportés par le vent, avant de retomber, adultes, un peu plus loin. Le naturaliste Linné ramena l’animal sur terre en 1758, et décrivit ses migrations. L’intérêt se déplaça sur ces déplacements massifs. Que se passait-il? «En avant! En avant!»
Walt Disney apporta sa réponse avec Le Désert de l’Arctique (1958), qui remporta l’Oscar du documentaire. «Une sorte de compulsion saisit les rongeurs. Emportés par une hystérie irraisonnée, ils se mettent au pas, en une marche qui les mène vers un étrange destin. Ils s’abandonnent à une obsession, une pensée lancinante: En avant! En avant!» narre la voix off. La mêlée finit par arriver au bord d’une falaise. «C’est la dernière chance de revenir en arrière. Et pourtant ils poursuivent, se jetant dans le vide à corps perdu.» La séquence s’achève sur les animaux qui, ayant survécu à la chute, s’épuisent en nageant jusqu’à se noyer.
Comment comprendre cette hécatombe? Pathologie collective? Stupidité animalière? Autorégulation sacrificielle visant à éliminer un excédent de population? Suicide de masse mêlant un excès de conformisme à une pulsion de mort? De la pop du groupe Police («Synchronicity II», 1983) à l’anthropologie économique de Paul Jorion (Le dernier qui s’en va éteint la lumière: essai sur l’extinction de l’humanité, 2016), la culture occidentale adopta le lemming comme métaphore de la société de consommation. Mais quelque chose clochait. En 1982, l’émission canadienne The Fifth
Estate présenta une enquête sur le documentaire de Disney, intitulée «Cruel Camera». On y apprenait que la séquence en question avait été réalisée dans l’Alberta (où il n’y a pas de lem- mings) avec des animaux transportés depuis le Manitoba. Les rongeurs avaient été posés sur un plateau tournant pour créer la pagaille et poussés du haut d’une falaise pour les voir se noyer dans «l’océan Arctique», qui était en réalité la rivière Bow. Mise en scène cruelle et trompeuse: si des accidents fatals se produisent parfois lors des migrations massives, la ruée vers une mort programmée relève du mythe. Mais où Disney en avait-il eu l’idée? Sous la couette neigeuse
Flash-back. Nous sommes en 1923. De retour d’une expédition polaire, le zoologiste britannique Charles Elton fait une halte à Tromsø, Norvège, et tombe sur le Norges Pattedyr («Mammifères de Norvège»), de Robert Collett, où il découvre un phénomène curieux: l’«année des lemmings», au cours de laquelle les rongeurs surgissent en masse de la toundra, avant de disparaître. Ces éruptions, note Elton, suivent des cycles d’environ quatre ans. Alors que la zoologie de l’époque considère que les populations animales sont plus ou moins stables, l’affaire des lemmings conduit le Britannique à envisager qu’elles fluctuent, en interaction avec l’environnement. Elton jette ainsi les bases de l’écologie animale, définie comme «la sociologie et l’économie des animaux». Cette percée conceptuelle ne l’empêche pas de propager une vieille légende: pendant l’«année des lemmings», les animaux «devenus fous» parcourent des centaines de kilomètres «avant d’atteindre la mer, dans laquelle ils se jettent sans hésiter, continuant à nager jusqu’à mourir».
Il faudra près d’un siècle pour qu’on perce le mystère des fluctuations. Les travaux menés à partir des années 1990 par Nils Christian Stenseth, biologiste à l’Université d’Oslo, révèlent un mécanisme complexe, dont les variables sont les saisons, la flore, les prédateurs, le comportement reproducteur des lemmings et désormais le changement climatique qui modifie la qualité de la neige. L’animal prospérait autrefois dans l’espace subnival, abrité entre le sol et une couette neigeuse sèche et douce, où il se reproduisait assidûment. Aujourd’hui, ce mode de vie est compromis par une neige moins abondante et plus molle.
Et le suicide? Au cours du XIXe siècle, l’acte humain de se donner la mort est compris par la sociologie naissante comme le résultat non seulement d’un processus individuel, mais aussi de l’environnement social. Pour réaliser cela, notent les historiens Edmund Ramsden et Duncan Wilson (Past & Present, août 2014), la légende des lemmings a contribué à montrer la voie. L’anthropomorphisme avec lequel on regardait le rongeur était en fait un «lemmingomorphisme» grâce auquel nous nous sommes mieux compris. Demain: le mouton est-il un mouton?