Le Temps

Le moment délicat du mouvement Black Lives Matter

- STÉPHANE BUSSARD, NEW YORK @BussardS

Après la tuerie de Dallas, où un jeune Afro-Américain a abattu cinq policiers, conservate­urs et républicai­ns accusent le mouvement d’attiser la haine raciale. Or, Black Lives Matter incarne une nouvelle prise de conscience de jeunes qui ont décidé de résister à leur manière aux brutalités policières dans le sillage du mouvement des droits civiques

Il y a cette photo, puissante, d’une élégante Afro-Américaine défiant des policiers harnachés dans leur tenue antiémeute, à Baton Rouge, en Louisiane. La scène semble s’inspirer du mouvement des droits civiques des années 1960 qui avait fait le choix, malgré d’intenses débats internes, de la non-violence. Ieshia Evans est une infirmière new-yorkaise de 28 ans et mère d’un enfant. Elle est debout, calme, imperturba­ble, mais déterminée. Elle incarne le mouvement Black Lives Matter (BLM/La vie des Noirs compte) qui, depuis près de trois ans, dénonce de façon véhémente le racisme et les brutalités policières contre les Noirs.

Arrêtée samedi pour avoir «obstrué une autoroute», elle a été relâchée un jour plus tard, en même temps qu’une centaine d’autres activistes. L’image résume toutes les tensions et la rupture de confiance qui caractéris­ent les relations entre les forces de l’ordre et la communauté noire. Une partie des médias américains comparent déjà la scène à celle de «l’homme du tank» qui avait défié les chars d’assaut du pouvoir chinois au moment de la révolte de Tiananmen.

BLM est devenu en moins de trois ans le porte-drapeau incontourn­able de la colère des Afro-Américains. Après que des policiers eurent tué à bout portant la semaine dernière Alton Sterling à Baton Rouge et Philando Castile à Saint Paul dans le Minnesota, des vidéos montrant ces deux drames ont suscité des réactions outrées et provoqué des manifestat­ions à travers tout le pays.

Le danger de l’amalgame

Le rassemblem­ent de Dallas, jeudi dernier, n’était pas organisé par BLM bien que le mouvement s’y soit rallié. Mais il s’est achevé dans un bain de sang: cinq policiers abattus et sept autres blessés. Pour BLM, cette tragédie comporte un danger: celui d’être associé à l’acte commis par un jeune Noir de 25 ans, ancien militaire déployé en Irak et en Afghanista­n, qui voulait «tuer des policiers blancs», mais qui n’avait rien à voir avec BLM.

Pour plusieurs républicai­ns et syndicats de police, BLM incite à la haine des policiers. En guise de riposte, ces derniers ont créé leur propre slogan «Blue Lives Matter» en référence à leur uniforme bleu. Rudolph Giuliani, l’exmaire républicai­n de New York, ne rate aucune occasion pour tenter de saper la légitimité de BLM. «Quand vous dites que seule la vie des Noirs compte, c’est fondamenta­lement raciste.»

Oblitérant l’histoire du pays et la persistanc­e d’un racisme que le premier président noir des Etats-Unis n’a pas eu le pouvoir d’éradiquer à lui tout seul, Rudolph Giuliani jette de l’huile sur le feu racial. Il omet de voir les raisons qui ont pu mener à l’émergence d’un mouvement qui a rendu une certaine dignité à une minorité dont les droits ont fortement progressé avec le mouvement des droits civiques, mais qui reste confrontée à un racisme, en particulie­r institutio­nnel, qui fait encore des ravages.

BLM est né un peu par accident. En apprenant en juillet 2013 l’acquitteme­nt de George Zimmerman, un vigile volontaire de Sandford en Floride, qui avait abattu Trayvon Martin, un jeune Afro-Américain de 17 ans non armé, Alicia Garza se précipita sur Facebook: «Afro-Américains, je vous aime, je nous aime. Nos vies comptent.» Son amie Patrisse Cullors enchaîna avec le hashtag #blacklives­matter.

Le mouvement est peu hiérarchis­é, mais a déjà 40 antennes locales. C’est sa force et sa faiblesse. Plus qu’un mouvement, c’est un phénomène étroitemen­t lié aux réseaux sociaux. Aujourd’hui, des manifestat­ions de solidarité avec BLM ont lieu à Londres, en Allemagne, en France et aux Pays-Bas. Mais BLM est plus qu’un mouvement noir. C’est un mouvement comprenant de nombreux milléniaux rompus aux relations interracia­les et qui défend les droits de la communauté LBGT.

Même la très populaire Beyoncé a fait de la cause de BLM l’un de ses chevaux de bataille. Un appui considérab­le pour une artiste qui compte plus de 77 millions de «followers» sur Instagram.

Depuis 2013, le mouvement a déjà engrangé plusieurs succès. En fomentant une révolte contre la direction de l’Université du Missouri, il a incité son président à démissionn­er. Il a poussé le chef de la police de Chicago à se démettre de ses fonctions après la diffusion d’une vidéo très controvers­ée montrant la mort du jeune Noir Laquan McDonald criblé de 16 balles tirées par la police.

Pas exempt de critiques

BLM n’est toutefois pas exempt de critiques. Quand certains de ses membres demandent de déboulonne­r une statue de Woodrow Wilson à Princeton en raison des déclaratio­ns racistes qu’il fit en tant que président, certains estiment que le mouvement va trop loin. Barack Obama, qui devrait tenir un discours très attendu mardi à Dallas, avait laissé entendre qu’il ne suffisait pas de protester et qu’il fallait aussi proposer.

L’ex-président Bill Clinton a pour sa part eu un échange vif avec des activistes de BLM au sujet d’une loi anticrimin­alité qui avait réduit le nombre de meurtres dans les rues des villes américaine­s, mais qui a contribué à envoyer des dizaines de milliers de Noirs en prison. Consciente de l’importance de l’électorat afro-américain pour la présidenti­elle de novembre, Hillary Clinton a déjà promis de réformer le système pénal et carcéral et a exhorté les Blancs à «écouter les cris légitimes de (nos) compatriot­es afro-américains».

En guise de riposte, certains policiers ont créé leur propre slogan: «Blue Lives Matter»

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