Le Temps

ANGÉLIQUE KIDJO ET LES BRÉSILIENS, UNE AUTRE FINALE

- ARNAUD ROBERT

Afrique vs Brésil, un air de finale. Ce n’était pas de la pelouse, mais un parquet de cerisier. Dimanche, dans l’Auditorium Stravinski, il y avait aussi de la sueur, des cris, l’odeur du momentum. Cette nuit où le Montreux Jazz a fait exactement ce qu’il sait faire depuis 50 ans: ne pas ressembler aux autres. Deux créations, deux caravanes, deux terrains. Angélique Kidjo en ouverture, dans un pagne teint comme un tableau de Klee. Elle est d’une beauté étourdissa­nte. Elle parle d’Afrique, «ce n’est pas un pays, c’est un continent». Elle a invité une Nigériane, une Ivoirienne, une Capverdien­ne, des Béninoises. Trois fois au moins, elle rend hommage à Miriam Makeba, parce que rien ne luit sans une éclaireuse.

Il y aurait tellement à dire de ce concert, cet African Women All-Stars: la voix rêche d’Asa qui finit par ôter ses talons de quinze centimètre­s, le Trio Teriba qui parvient en un chant à capturer une salle entière, la modernité enracinée de Dobet Gnahoré. Mais il y a un instant où Lura, Lura de l’archipel, en robe d’hollywoodi­enne fifties, s’avance enfin sur la scène. Elle a déjà des larmes aux yeux. Elle a dû voir depuis la coulisse que ce concert était davantage qu’un barnum, une revue noire, que toutes ces femmes portaient la parole de leurs mères. Kidjo dit: «Ce n’est que de l’amour.» Elles chantent en duo le nom de la déesse yoruba des flots salés. Tout est beau dans ce flambeau qui passe. Les arrangemen­ts, la grâce, la danse collective à la fin où une Haïtienne, des Africaines défient un tambour d’aisselle.

On a souvent cru à la légèreté d’Angélique Kidjo parce qu’elle rit fort, qu’elle blague volontiers, qu’elle enfile parfois trop de synthétise­urs dans sa pop nomade. Elle est en fait un baobab électrique. La voix d’un continent qui résonne partout, bien au-delà de ses frontières, là précisémen­t où on ne l’attend pas. Alors, quand les Brésiliens débarquent, en deuxième partie, il faut s’accrocher pour ne pas détaler. Ils sont venus en meute, invités par le producteur historique des nuits brésilienn­es à Montreux, Marco Mazzola. Une dream team qui mêle la chanson la plus doucereuse aux standards immortels. On dirait un plateau télévisé, beaucoup de lumière, on dirait parfois un mauvais bar de la banlieue carioca, plein de solos de saxophone qui minaudent dans le fond du son.

Et pourtant, cela prend aussi. Parce qu’on est ici. Que la moitié de la salle connaît rime pour rime les chants du sambiste Martinho da Vila (un tambourin lui suffit pour terrasser la concurrenc­e). Montreux est une enclave brésilienn­e. Alors, João Bosco, celui qui a tant écrit pour Elis Regina, donne le meilleur de lui-même: une musique d’une clarté et d’une sophistica­tion égales, accompagné de l’extraordin­aire joueur de bandolim Hamilton de Holanda. Des couples dans le fond de la salle dessinent des coeurs de leurs corps mêlés. Même le kitsch est une valeur qu’on prend très au sérieux.

Ana Carolina, très maquillée, une voix de contrebass­e, entonne «E Isso Ai». Le public est un choeur. Elle dit des choses en portugais. Sans se douter que, très loin d’ici, aux antipodes, un jeune Portugais est en train de se débarrasse­r de son t-shirt dans un stade atterré. L’Auditorium, cette nuit, est indemne du monde qui tourne autour de lui. La musique est capable de cela. Vous débarrasse­r du reste.

Elle est en fait un baobab électrique. La voix d’un continent qui résonne partout, bien au-delà de ses frontières, là où on ne l’attend pas

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