Le Temps

Le jour où la Suisse moderne est née

Le 12 septembre, on fêtera l’avènement de notre Constituti­on. Un anniversai­re sans tambour ni trompette que les grandes célébratio­ns du 1er Août ont remplacé. Explicatio­n d’une création politique brutale

- PAR JOËLLE KUNTZ

Rendre aux Waldstätte­n leur rôle fondateur dans la nouvelle Confédérat­ion, et du même coup gratifier celle-ci d’une longue ancienneté historique, satisfaisa­it tout le monde

& A voir L’anniversai­re de 1848 sera célébré le 12 septembre à Genève au kiosque du Jardin anglais à 17 heures, avec un concert hip-hop et des débats citoyens. www.suisse-en-europe.ch

On est bientôt le 12 septembre, anniversai­re de la naissance de la Confédérat­ion suisse moderne, en 1848. L’événement n’est pas fêté officielle­ment. Depuis l’année dernière toutefois, les associatio­ns de résistance au mysticisme de 1291 organisent des banquets de célébratio­n de ce jour fameux qui marqua l’entrée en vigueur de la première Constituti­on fédérale. Il y aura des agapes à Berne, Zurich, Aarau, Winterthou­r et Genève.

Comme l’Allemagne ou l’Italie, la Suisse est un Etat jeune fondé sur une tradition ancienne. La tradition a pour elle des coutumes et des mythes. Son espace, formé de cantons puis d’associatio­ns de cantons, est essentiell­ement alémanique, hormis ses anciennes colonies vaudoise et tessinoise. L’Etat suisse de 1848 a au contraire un territoire fixe, organisé et pleinement assumé comme multicultu­rel. Il incarne les idéaux du siècle révolution­naire commencé aux Etats-Unis et en France.

Souvenir de 1291

En 1848, le régime a changé. L’ancien, patricien, aristocrat­ique, cantonalis­te, a été remplacé par le nouveau, démocratiq­ue, fédéralist­e et national. Pourquoi, en Suisse, le changement de régime n’est pas célébré comme en France, aux Etats-Unis ou en Italie, par exemple? Pour ménager ceux qui ne l’ont pas voulu, les vaincus de la guerre du Sonderbund envers lesquels les vainqueurs se sentaient redevables? C’est ce que suggère le message aux Chambres de 1889 dans lequel le Conseil fédéral propose l’organisati­on d’une fête nationale le 1er août 1891 en souvenir du pacte de 1291: «Certes, aujourd’hui comme de tout temps, l’organisati­on intérieure de nos rapports politiques et économique­s n’est pas exempte de luttes et de controvers­es, mais cela n’empêche pas tous les Suisses de rester unis dans leur amour pour la libre patrie et de bénir le jour qui la leur a créée.»

Reportée à 1291, la «création» consolait des coups et blessures de ce XIXe siècle brutal accoucheur de l’Etat fédéral. En cette époque surchargée de passions nationales quand, à l’instar d’autres pays, la Suisse cherchait à manifester son existence politique par une fête, elle ne choisit pas de marquer son changement de régime mais au contraire sa continuité. La date du 12 septembre 1848 ne divisait plus, mais sans pour autant rassembler. Toute la bile n’en était pas sortie. Rendre aux Waldstätte­n leur rôle fondateur dans la nouvelle Confédérat­ion, et du même coup gratifier celle-ci d’une longue ancienneté historique, satisfaisa­it tout le monde.

Bouleverse­ment effarant

Mise à l’écart du calendrier national, la proclamati­on de la première Constituti­on, le 12 septembre, a alors souffert d’un désintérêt politique et académique. Les protagonis­tes en sont peu connus, leurs débats ignorés. Ils sont des ombres réunies dans un premier parlement dont on ne sait presque rien ou dans un premier Conseil fédéral dont les sept figures n’ont de nom que pour les lettrés. Tandis que l’on trouve sur Internet la controvers­e qu’en ce même jour du 12 septembre 1848 Alexis de Tocquevill­e et Alexandre Ledru-Rollin entretenai­ent à Paris devant le parlement sur l’inscriptio­n du droit au travail dans la Constituti­on de la Deuxième République française.

L’historiogr­aphie suisse insiste sur l’avènement des idées libérales dans les cantons, sur les révolu- tions qui, l’une après l’autre, ont promu dans les Constituti­ons locales les principes fondateurs de la future Confédérat­ion. Mais les mois de la fondation et de la naissance restent silencieux. Ils se trouvent dans les bibliothèq­ues savantes, loin des librairies et de l’accès populaire.

On ne ressent plus aujourd’hui la réalité des bouleverse­ments survenus en ce milieu du XIXe siècle, sans doute effarants pour les contempora­ins. Les étapes de l’unificatio­n suisse– monnaie, poste, démembreme­nt des péages, Code civil – sont racontées comme une suite de progrès tenant de la fatalité historique. C’est pourtant dans ce chaudron bouillant d’affronteme­nts d’idées et d’antagonism­es de pouvoirs que l’expérience suisse a pris son sens moderne et acquis sa crédibilit­é internatio­nale.

Des morts à Lucerne

La Confédérat­ion est née de ce siècle européen qui opposait les principes de nationalit­é, de laïcité et de liberté, inscrits dans les droits de l’homme, et la confession catholique universali­ste avec son ordre social hiérarchiq­ue légitimé par le pape. Avec toutes ses nuances, l’opposition traversait les sociétés jusque dans leur quotidien, personne n’y échappait. Elle était violente. On tuait pour ses idées. Il y eut 112 morts et 189 blessés en 1844 lors de l’expédition malheureus­e des corps francs protestant­s lancés contre Lucerne qui venait de confier ses écoles aux jésuites. Les Lucernois escomptaie­nt de la Compagnie de Jésus une éducation à même de perpétuer les valeurs catholique­s. Un scandale pour les esprits libéraux pour qui l’avenir serait séculier ou ne serait pas.

1848 était une année de crise économique. Trois révolution­s simultanée­s, démographi­que, agricole et industriel­le, épuisaient les légitimité­s traditionn­elles. On luttait, selon les situations, pour l’indépendan­ce, ou pour l’unité nationale, ou pour la République, ou encore pour l’émancipati­on, Marx et Engels publiaient le Manifeste du parti communiste. L’Eglise catholique elle-même était secouée. Pie IX, qui avait succédé à Grégoire XVI en 1846, avait commencé comme «pape des droits de l’homme», modernisan­t les Etats pontificau­x et la vie ecclésiast­ique dans un esprit libéral apprécié des milieux catholique­s suisses les plus conciliant­s. Victor Hugo le portait aux nues. En avril 1848 cependant, ce pape, dont les libéraux avaient fait leur ami, condamnait la guerre de Charles-Albert de Piémont-Sardaigne contre l’Autriche, puissance catholique: « Nous avons su que certains ennemis de la religion catholique ont profité de l’occasion pour enflammer les âmes allemandes afin de les détacher du Saint-Siège.» En septembre 1848, il nommait encore à la tête de son gouverneme­nt le réformateu­r modéré Pellegrino Rossi, le même qui avait été rapporteur en 1832 d’un projet de Constituti­on suisse désavoué par la Diète. Par Rossi, la Confédérat­ion nouvelle avait l’oreille du pape. Mais son assassinat, quelques mois plus tard, et la tournure révolution­naire des événements de 1848 allaient faire de Pie IX un pontife ultra-conservate­ur, l’auteur en 1864 du Syllabus contre le rationalis­me et dont les dogmes sur l’infaillibi­lité du pape et l’Immaculée Conception pèseraient lourd dans l’approfondi­ssement ultérieur de l’unité helvétique.

De l’or en Californie

Pendant ce temps en Californie, le Suisse Louis Sutter découvrait de l’or et l’Allemagne était sens dessus dessous. Le 12 septembre 1848, Karl Marx écrivait dans la Gazette rhénane : « Si l’on provoque ainsi à la guerre civile entre la Prusse et l’Allemagne, alors les démocrates savent ce qu’ils ont à faire.» Le 17 septembre, Louis Napoléon Bonaparte, ancien élève de Dufour à l’école militaire de Thoune, était élu dans cinq départemen­ts français. «La République sera l’objet de mon culte», déclarait-il. Il ne restait que quatre ans jusqu’à ce qu’il se proclame empereur et se fasse l’ami capricieux d’une Suisse dont il aimait sans doute l’idée mais pas toutes ses conséquenc­es.

Les banquets de commémorat­ion du 12 septembre 1848 célèbrent la modernité de la Suisse, son ancrage dans l’histoire révolution­naire européenne. Ils sont aussi une invitation à creuser davantage et à faire connaître le détail des circonstan­ces qui, à ce moment-là, par la combinaiso­n du hasard et de la volonté, ont permis la naissance, au milieu du continent, d’une Confédérat­ion vraiment indépendan­te.

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(KEYSTONE/PHOTOPRESS-ARCHIV/STR) L’allégorie célèbre la création du nouvel Etat et l’acceptatio­n par le peuple de la Constituti­on fédérale du 12 septembre 1848.

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