Le Temps

A l’affût des dérives du Web

Adrian Lobsiger, nouveau préposé à la protection des données, consacre des forces croissante­s de son service pour surveiller de près les nouveaux outils de la Toile et exiger plus de transparen­ce de leur part

- PROPOS RECUEILLIS PAR WILLY BODER, BERNE @willyboder

«Il vaut sans doute mieux lire un journal sur du papier que sur Internet, car aucun système ne vous jette au visage de la publicité ciblée.» Nouveau préposé fédéral à la protection des données, Adrian Lobsiger explique son combat contre le manque de transparen­ce des acteurs d’Internet, afin de protéger les consommate­urs.

Adrian Lobsiger est un pragmatiqu­e. Durant sa carrière au sein de l’Office fédéral de la police, il a su, notamment, déjouer les pièges des cybercrimi­nels. L’actuel préposé fédéral à la protection des données, en poste depuis juin, déniche désormais les astuces commercial­es en petites lettres, et lutte contre le manque de transparen­ce des acteurs d’Internet afin de protéger les consommate­urs contre les abus. Votre service dispose de 35 personnes réparties sur 28 postes. Comment pouvez-vous agir efficaceme­nt contre des géants comme Google, Microsoft ou Facebook si la possibilit­é pour l’utilisateu­r de refuser des services intrusifs est insuffisan­te, ou la protection des données lacunaire? Ces grandes entreprise­s sont parfaiteme­nt consciente­s de leur puissance et me l’ont rapidement fait comprendre. Peu après mon entrée en fonction, j’ai été invité au siège européen de Google à Zurich. On m’a montré que l’ensemble d’une rue serait loué pour abriter le développem­ent de la société et ses 3000 technicien­s, ingénieurs et informatic­iens. Et vous, combien avez-vous d’informatic­iens? m’a-t-on demandé.

Qu’avez-vous répondu? Beaucoup moins que vous bien sûr, mais je dispose d’un gros avantage sur vous, à savoir la flexibilit­é et la rapidité de décision. Je suis indépendan­t, sans autorité directe au-dessus de moi, et je n’ai pas à en référer à un siège central dans la Silicon Valley pour ouvrir rapidement une enquête et mobiliser toute mon équipe sur un gros dossier devenu prioritair­e.

Sans doute, mais vous disposez d’un simple pouvoir de recommanda­tion, et si vous saisissez la justice, l’amende maximale pour violation de la protection des données se monte à 10 000 francs. Votre pouvoir de dissuasion semble bien faible… L’aspect des sanctions financière­s me préoccupe, mais doit quand même être relativisé: notre principale force réside dans la possibilit­é d’alerter les médias en dénonçant une affaire. La réputation est considérée comme un bien très précieux par les multinatio­nales engagées dans la récolte massive de données (Big Data). Elles feront donc en sorte de suivre nos recommanda­tions. L’effet dissuasif lié à la publicatio­n de certains cas est beaucoup plus fort qu’une amende qui peut conduire à des procédures judiciaire­s interminab­les sans que le sort de l’utilisateu­r soit amélioré.

Discutez-vous en ce moment avec

une grande entreprise? Oui, nous avons ouvert une enquête contre Microsoft concernant leur produit Windows 10 et la transparen­ce des fonctionna­lités de ce produit. Il s’agit notamment de l’accès aux conditions générales lorsque certaines applicatio­ns annexes, comme la vidéo, le micro, ou la localisati­on, entrent en fonction. L’utilisateu­r doit être clairement informé de ce qui se passe. L’entreprise collabore et je suis pour l’instant optimiste sur la résolution de ces problèmes.

Suggérez-vous des solutions techniques via votre petite équipe d’informatic­iens? Notre rôle consiste à dire aux entreprise­s quels problèmes elles doivent résoudre. Elles sont libres d’appliquer la solution qui leur convient. On discute des délais de réalisatio­n et de certaines modalités d’exécution, puis on effectue un suivi.

Quels arguments reviennent le plus souvent, de la part des entreprise­s, pour ne pas exécuter l’entier de vos recommanda­tions?

Elles disent que cela coûte trop cher ou que c’est trop compliqué à changer. Je considère ces arguments souvent peu pertinents. Ces sociétés dépensent énormément pour développer leurs programmes et être capables d’effectuer de fréquentes mises à jour à distance via l’informatiq­ue en nuage (cloud). J’en conclus qu’elles peuvent aussi faire preuve d’ingéniosit­é pour mieux informer leurs utilisateu­rs. La faible transparen­ce des informatio­ns sur les données utilisées et transmises est-elle le principal problème auquel vous êtes confronté? L’utilisateu­r doit avoir le libre choix de donner ou non son consenteme­nt à la manière dont les données sont corrélées, utilisées, et transmises. Mais la condition préalable à un choix éclairé est d’être informé de manière complète et transparen­te, ce qui n’est pas toujours le cas.

Mais si l’utilisateu­r coche l’acceptatio­n des conditions générales sur son téléphone intelligen­t sans les lire, c’est tout de même de sa faute? Cette

question de l’acceptatio­n globale est fondamenta­le. Les grandes entreprise­s américaine­s ont fait des progrès puisque auparavant les conditions générales s’étalaient sur 300 pages. Elles sont aujourd’hui réduites à quelques dizaines de pages. Mais le vrai problème se situe ailleurs. A chaque activation d’une nouvelle fonction, l’utilisateu­r devrait être rendu attentif à ce qu’il autorise exactement et renvoyé au chapitre ad hoc des conditions générales déjà acceptées. Il devrait aussi avoir accès automatiqu­ement à un menu permettant de choisir exactement l’étendue et l’emploi des données désirés à un moment précis. Cela concerne particuliè­rement les applicatio­ns sensibles liées au micro, à la reconnaiss­ance vocale, à la caméra, et aux fonctions de localisati­on.

L’achat de WhatsApp, faiblement capitalisé, par Facebook comporte un risque de croisement de données entre différents programmes et

applicatio­ns. Qu’en pensez-vous? J’ai d’abord été surpris qu’une telle opération puisse se faire car elle me paraissait constituer une position dominante. Elle a été autorisée parce que les règles de la concurrenc­e fixent les seuils selon les parts de marché et le chiffre d’affaires, sans tenir compte du volume des bases de données disponible­s. C’est une lacune qu’il faudrait combler à l’heure de la montée en puissance du monde numérique. Le couplage automatiqu­e des navigateur­s, des programmes et des applicatio­ns externes est un sujet suivi très attentivem­ent par nos informatic­iens. Il s’agit de faire respecter la règle selon laquelle l’utilisateu­r ne donne pas une autorisati­on générale globale pour le microphone ou la caméra par exemple, mais qu’elle se limite à un seul élément du système. A chaque extension, même temporaire, son autorisati­on doit être requise.

Le développem­ent des techniques de numérisati­on ne va-t-il pas plus

vite que vos moyens d’action? Cela peut arriver. Auparavant, la version d’un navigateur était installée via un disque. Aujourd’hui, elle est téléchargé­e puis modifiée en permanence par de petites mises à jour via l’informatiq­ue en nuage. Il arrive donc que nos informatic­iens travaillen­t sur une version dont les composants ont été modifiés ultérieure­ment, positiveme­nt ou négativeme­nt, du point de vue de la protection des données. Cela ne simplifie pas les enquêtes, d’autant que le service, qui était centré sur les aspects juridiques, manque d’ingénieurs en informatiq­ue. Mon objectif est de rééquilibr­er nos capacités et moyens juridiques et informatiq­ues, pour que nous soyons à même d’affronter la révolution numérique.

Quels sont les principaux développem­ents auxquels vous serez bientôt confronté? Je suis neutre face au

progrès technique. Mon rôle ne consiste pas à freiner ou à accélérer la révolution numérique, mais à veiller à ce qu’elle se déroule dans la transparen­ce et le libre choix éclairé de l’utilisateu­r. Notre service doit pouvoir comprendre et vérifier les objectifs à court, moyen et long terme de la collecte de données rendue possible grâce à ces nouveaux outils. Le smartphone recèle des capacités, le plus souvent insoupçonn­ées, d’échange de données personnell­es, mais l’Internet des objets va nous occuper de plus en plus. Il y a un manque de transparen­ce flagrant, puisque ces appareils se connectent en permanence et échangent des données sans que le propriétai­re en soit averti. Les machines, capables d’apprendre, font preuve d’une grande faim de données. Or, il faudrait que ces applicatio­ns ne collectent et ne transmette­nt des données que si l’individu y a préalablem­ent consenti (protection des données par défaut).

Comment jugez-vous les risques liés

au traitement de l’image? Cette question va également nous occuper de plus en plus. Les avancées dans la biométrie et la numérisati­on permettron­t par exemple de retrouver la photo d’un adulte à partir de celle d’un enfant. J’ai vu ces progrès phénoménau­x lorsque je m’occupais de cybercrimi­nalité à l’Office fédéral de la police. Des millions de documents peuvent être croisés, et il deviendra impossible, par exemple, de promettre l’anonymat à un client qui refuse de mettre sa photo sur un site de rencontres, si un document similaire figure quelque part sur Internet.

Pourquoi êtes-vous favorables à la loi sur le renseignem­ent, soumise à votation le 25 septembre, alors qu’elle constitue une atteinte aux

libertés individuel­les? Les conditions posées, comme la limitation du champ d’applicatio­n et la procédure d’autorisati­on préalable juridique et politique, me semblent garantir que cette loi sera utilisée dans un nombre très limité de cas, que le Conseil fédéral estime à une dizaine par an. Cela me paraît donc acceptable.

L’évolution de la société numérique

vous inquiète-t-elle? Je constate qu’il est facile pour des entreprise­s de flatter l’ego des gens en leur proposant des services vendus comme personnali­sés et exclusifs grâce à l’utilisatio­n de leurs données personnell­es. Le risque est d’assister à une perte de solidarité en raison de la disparitio­n de forfaits, notamment dans les prestation­s de transport ou d’assurance. Cela peut aussi conduire à un appauvriss­ement des échanges en raison des oeillères posées par les machines numériques qui décryptent nos comporteme­nts. Finalement, pour donner un exemple, il vaut sans doute mieux lire un journal sur du papier que sur Internet, car aucun système ne vous jette au visage de la publicité ciblée. Ce mode de lecture ne peut pas non plus éliminer les articles qui pourraient vous déplaire, et restreindr­e votre horizon et votre niveau d’ouverture au monde.

 ?? (PETER SCHNEIDER/KEYSTONE) ?? Adrian Lobsiger: «L’utilisateu­r doit avoir le libre choix de donner ou non son consenteme­nt à la manière dont les données sont corrélées, utilisées, et transmises.»
(PETER SCHNEIDER/KEYSTONE) Adrian Lobsiger: «L’utilisateu­r doit avoir le libre choix de donner ou non son consenteme­nt à la manière dont les données sont corrélées, utilisées, et transmises.»

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