Le Temps

L’Union européenne renforce la lutte contre l’optimisati­on fiscale

Bruxelles a décidé de renforcer sa lutte contre les pratiques fiscales jugées agressives. La nouvelle directive ATAD, qui doit entrer en vigueur en 2019, risque de discrimine­r les entreprise­s basées en Suisse

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

La condamnati­on d'Apple à rembourser 13 milliards d'euros au fisc irlandais (14,2 milliards de francs) n'est peut-être qu'un avant-goût de ce qui attend les multinatio­nales en Europe. Leurs pratiques fiscales agressives sont dans le viseur de la nouvelle directive européenne ATAD – pour Anti Tax Avoidance Directive –, adoptée le 12 juillet. Le texte, qui entrera en vigueur en 2019, crée pour les 28 pays membres de l'Union européenne (UE) des obligation­s basées sur les recommanda­tions non contraigna­ntes de l'OCDE dans son projet BEPS, un acronyme anglo-saxon signifiant «érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices». Les principale­s mesures de cette tentative d'harmonisat­ion de l'impôt sur les sociétés au niveau européen et leurs conséquenc­es à prévoir pour la Suisse.

Les règles dites CFC (pour Controlled Foreign Companies) de la directive stipulent que les bénéfices réalisés par des filiales étrangères (situées dans ou hors l'UE) pourront être taxés dans le pays de la maison mère, même en l'absence de distributi­on de dividendes. A deux conditions: que les filiales soient détenues à plus de 50% par la maison mère et que les filiales soient imposées à un taux au moins inférieur de moitié à celui pratiqué dans le pays de la maison mère.

Les filiales basées dans l'UE ou l'Espace économique européen (EEE) peuvent être exonérées si elles démontrent qu'elles effectuent une véritable activité économique, avec des locaux, des salariés, des équipement­s. Ces règles CFC, qui existent déjà dans de nombreux pays, veulent dissuader les multinatio­nales de loger des actifs dans des pays à fiscalité faible, et donc d'y générer des bénéfices qui seront moins taxés.

Risques sur la RIE III

Les règles CFC sont la dispositio­n de la directive ayant le plus fort impact sur la Suisse, pour deux raisons, estime Drazen Turujlija, responsabl­e de la planificat­ion fiscale à la banque Reyl. D'une part, «la Suisse n'étant membre ni de l'UE ni de l'EEE, les Etats européens pourront lui refuser l'exonératio­n de cette taxation, même si les filiales suisses sont dotées d'une véritable substance». D'autre part, «la troisième réforme de l'imposition des entreprise­s – RIE III, en cours en Suisse – risque de perdre de son attractivi­té», poursuit le spécialist­e.

Avec un futur taux genevois de 13,49%, la règle des 50% fait que tous les pays imposant leurs entreprise­s à plus de 27% pourront appliquer les CFC. C'est-àdire l'Allemagne, la France, le Luxembourg ou l'Italie (jusqu'en 2017). Pour un canton comme Lucerne et son taux de 12,32%, des pays comme l'Espagne ou les PaysBas (avec leurs taux dépassant 24,7%) pourront pratiquer l'imposition consolidée des filiales.

Pour Jacques Kistler, associé spécialisé dans la fiscalité chez Deloitte, «le changement de paradigme induit par la directive ATAD, qui implique notamment un niveau de transparen­ce beaucoup plus élevé au sein de l'Union européenne, n'est pas forcément une mauvaise chose pour la Suisse».

Relever les taux d’imposition en Suisse?

Selon lui, la Suisse continuera à avoir de très bonnes cartes pour attirer des multinatio­nales sur son territoire ou conserver celles qui s'y trouvent déjà, pour autant que la réforme de la fiscalité des entreprise­s III soit suffisamme­nt attractive: «La directive ATAD touchera les groupes européens, qui sont peu nombreux à disposer de quartiers généraux ou d'importante­s filiales en Suisse. La très grande majorité des grosses structures en Suisse sont essentiell­ement américaine­s», et donc en principe non soumises à la directive ATAD.

Cette caractéris­tique explique que la nouvelle directive européenne ne devrait pas remettre en cause la RIE III, analyse Peter Uebelhart, associé responsabl­e de la fiscalité chez KPMG Suisse. Même si les futurs taux d'imposition des multinatio­nales présentes en Suisse, compris entre 13 et 16%, resteront très inférieurs à ceux pratiqués en Europe: «En décidant d'un futur système fiscal, il n'est pas possible de prendre en compte les seules attentes de l'Union européenne, alors que de nombreuses entreprise­s sont d'origine extra-européenne­s».

Des taux d'imposition suisses plus élevés protégerai­ent contre le déclenchem­ent des règles CFC, mais au détriment de l'attrait de la Suisse, résume Peter Uebelhart: «Si vous utilisez un taux de 20%, supérieur au seuil déclenchan­t les CFC, ces règles n'entrent pas en vigueur, mais vous réduisez votre attractivi­té. Les discussion­s autour de la RIE III ont montré qu'un taux optimal ne doit pas dépasser un niveau de 13%.» L'associé de KPMG souligne néanmoins qu'il «serait souhaitabl­e que la Suisse obtienne un traitement similaire à celui de n'importe quel pays européen».

Une «exit tax» généralisé­e

Autre dispositio­n de la directive ATAD pouvant avoir un impact sur la Suisse: l'«exit tax» instaurée au niveau des pays membres de l'UE. Exemple: un groupe allemand développe un brevet puis le transfère vers sa filiale en Irlande ou à Chypre, où il sera exploité à des conditions fiscales plus favorables. Selon la directive, l'Allemagne peut taxer ce brevet – ou tout autre actif ou activité transféré – lorsqu'il quitte le pays, en imposant la plus-value latente (c'est-à-dire en considéran­t que le brevet a été vendu au moment où il quitte le pays d'origine). Cette taxe existait déjà dans de nombreux pays, dont l'Allemagne, la France ou l'Irlande – et la Suisse; elle devient obligatoir­e pour les 28 membres de l'Union.

«La Suisse sera quelque peu discriminé­e, car la directive prévoit la possibilit­é d'étaler le paiement de l'impôt sur cinq ans en cas de transfert d'actifs vers les pays membres de l'UE et de l'EEE, mais pas à destinatio­n des pays tiers, comme la Suisse», reprend Drazen Turujlija, de Reyl. En conséquenc­e, une entreprise allemande ou française qui déplace des actifs vers la Suisse devra payer cet impôt immédiatem­ent, et pas sur cinq ans comme si elle les transférai­t vers le Luxembourg.

Markus Frank Huber, d'Ernst & Young, ne voudrait «pas surestimer l'impact de cette taxe, car de nombreux pays possède déjà des dispositio­ns similaires. Les seuls pays à ne pas connaître ce type de taxe sont des juridictio­ns offshore.» Il doute au passage que cette offensive fiscale de l'OCDE et de l'UE provoque une harmonisat­ion des régimes fiscaux: «Les pays choisissen­t quelles mesures de l'OCDE ils mettent en oeuvre en premier, c'est-à-dire celles qui leur rapportent le plus. On se dirige, au moins pendant une période transitoir­e considérab­le, vers un chaos, avec des pays qui mettent en place les dispositio­ns qui les arrangent et qui pourraient créer des doubles imposition­s.»

Chaos fiscal et autogoal?

Markus Frank Huber ne pense pas que des multinatio­nales quitteront la Suisse: «Il y a des pays que vous ne pouvez pas éviter si vous voulez faire des affaires, c'est-à-dire les grands pays européens. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir une présence physique au Liechtenst­ein, à Monaco ou en Suisse, qui peut être couverte depuis l'Autriche, la France ou l'Italie. En outre, les Etats-Unis ont introduit des règles CFC en 1962, mais les entreprise­s américaine­s restent actives partout dans le monde. Une société doit déterminer où elle doit être présente et il est toujours possible de planifier la création de bénéfices entre les différente­s implantati­ons afin de minimiser l'imposition. Le BEPS de l'OCDE et la directive ATAD rendent simplement ceci plus difficile.»

Finalement, le protection­nisme fiscal recherché par Bruxelles tournera peut-être à l'autogoal, conclut Peter Uebelhart, de KPMG: «Même si la directive protège les revenus fiscaux en Europe, l'UE limite surtout les possibilit­és de planificat­ion fiscale pour les entreprise­s européenne­s. Il sera plus difficile de gérer le taux d'imposition d'un groupe si son quartier général est basé en Europe que s'il est localisé ailleurs.»

«La très grande majorité des grosses structures en Suisse sont essentiell­ement américaine­s» JACQUES KISTLER, ASSOCIÉ CHEZ DELOITTE, SPÉCIALISÉ DANS LA FISCALITÉ

 ?? (THE WASHINGTON POST) ?? Tim Cook, directeur général d’Apple, devant le siège de Cupertino. Les multinatio­nales américaine­s sont les plus nombreuses à posséder un siège en Suisse, et ne seront pas concernées par la directive européenne ATAD.
(THE WASHINGTON POST) Tim Cook, directeur général d’Apple, devant le siège de Cupertino. Les multinatio­nales américaine­s sont les plus nombreuses à posséder un siège en Suisse, et ne seront pas concernées par la directive européenne ATAD.

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