L’Union européenne renforce la lutte contre l’optimisation fiscale
Bruxelles a décidé de renforcer sa lutte contre les pratiques fiscales jugées agressives. La nouvelle directive ATAD, qui doit entrer en vigueur en 2019, risque de discriminer les entreprises basées en Suisse
La condamnation d'Apple à rembourser 13 milliards d'euros au fisc irlandais (14,2 milliards de francs) n'est peut-être qu'un avant-goût de ce qui attend les multinationales en Europe. Leurs pratiques fiscales agressives sont dans le viseur de la nouvelle directive européenne ATAD – pour Anti Tax Avoidance Directive –, adoptée le 12 juillet. Le texte, qui entrera en vigueur en 2019, crée pour les 28 pays membres de l'Union européenne (UE) des obligations basées sur les recommandations non contraignantes de l'OCDE dans son projet BEPS, un acronyme anglo-saxon signifiant «érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices». Les principales mesures de cette tentative d'harmonisation de l'impôt sur les sociétés au niveau européen et leurs conséquences à prévoir pour la Suisse.
Les règles dites CFC (pour Controlled Foreign Companies) de la directive stipulent que les bénéfices réalisés par des filiales étrangères (situées dans ou hors l'UE) pourront être taxés dans le pays de la maison mère, même en l'absence de distribution de dividendes. A deux conditions: que les filiales soient détenues à plus de 50% par la maison mère et que les filiales soient imposées à un taux au moins inférieur de moitié à celui pratiqué dans le pays de la maison mère.
Les filiales basées dans l'UE ou l'Espace économique européen (EEE) peuvent être exonérées si elles démontrent qu'elles effectuent une véritable activité économique, avec des locaux, des salariés, des équipements. Ces règles CFC, qui existent déjà dans de nombreux pays, veulent dissuader les multinationales de loger des actifs dans des pays à fiscalité faible, et donc d'y générer des bénéfices qui seront moins taxés.
Risques sur la RIE III
Les règles CFC sont la disposition de la directive ayant le plus fort impact sur la Suisse, pour deux raisons, estime Drazen Turujlija, responsable de la planification fiscale à la banque Reyl. D'une part, «la Suisse n'étant membre ni de l'UE ni de l'EEE, les Etats européens pourront lui refuser l'exonération de cette taxation, même si les filiales suisses sont dotées d'une véritable substance». D'autre part, «la troisième réforme de l'imposition des entreprises – RIE III, en cours en Suisse – risque de perdre de son attractivité», poursuit le spécialiste.
Avec un futur taux genevois de 13,49%, la règle des 50% fait que tous les pays imposant leurs entreprises à plus de 27% pourront appliquer les CFC. C'est-àdire l'Allemagne, la France, le Luxembourg ou l'Italie (jusqu'en 2017). Pour un canton comme Lucerne et son taux de 12,32%, des pays comme l'Espagne ou les PaysBas (avec leurs taux dépassant 24,7%) pourront pratiquer l'imposition consolidée des filiales.
Pour Jacques Kistler, associé spécialisé dans la fiscalité chez Deloitte, «le changement de paradigme induit par la directive ATAD, qui implique notamment un niveau de transparence beaucoup plus élevé au sein de l'Union européenne, n'est pas forcément une mauvaise chose pour la Suisse».
Relever les taux d’imposition en Suisse?
Selon lui, la Suisse continuera à avoir de très bonnes cartes pour attirer des multinationales sur son territoire ou conserver celles qui s'y trouvent déjà, pour autant que la réforme de la fiscalité des entreprises III soit suffisamment attractive: «La directive ATAD touchera les groupes européens, qui sont peu nombreux à disposer de quartiers généraux ou d'importantes filiales en Suisse. La très grande majorité des grosses structures en Suisse sont essentiellement américaines», et donc en principe non soumises à la directive ATAD.
Cette caractéristique explique que la nouvelle directive européenne ne devrait pas remettre en cause la RIE III, analyse Peter Uebelhart, associé responsable de la fiscalité chez KPMG Suisse. Même si les futurs taux d'imposition des multinationales présentes en Suisse, compris entre 13 et 16%, resteront très inférieurs à ceux pratiqués en Europe: «En décidant d'un futur système fiscal, il n'est pas possible de prendre en compte les seules attentes de l'Union européenne, alors que de nombreuses entreprises sont d'origine extra-européennes».
Des taux d'imposition suisses plus élevés protégeraient contre le déclenchement des règles CFC, mais au détriment de l'attrait de la Suisse, résume Peter Uebelhart: «Si vous utilisez un taux de 20%, supérieur au seuil déclenchant les CFC, ces règles n'entrent pas en vigueur, mais vous réduisez votre attractivité. Les discussions autour de la RIE III ont montré qu'un taux optimal ne doit pas dépasser un niveau de 13%.» L'associé de KPMG souligne néanmoins qu'il «serait souhaitable que la Suisse obtienne un traitement similaire à celui de n'importe quel pays européen».
Une «exit tax» généralisée
Autre disposition de la directive ATAD pouvant avoir un impact sur la Suisse: l'«exit tax» instaurée au niveau des pays membres de l'UE. Exemple: un groupe allemand développe un brevet puis le transfère vers sa filiale en Irlande ou à Chypre, où il sera exploité à des conditions fiscales plus favorables. Selon la directive, l'Allemagne peut taxer ce brevet – ou tout autre actif ou activité transféré – lorsqu'il quitte le pays, en imposant la plus-value latente (c'est-à-dire en considérant que le brevet a été vendu au moment où il quitte le pays d'origine). Cette taxe existait déjà dans de nombreux pays, dont l'Allemagne, la France ou l'Irlande – et la Suisse; elle devient obligatoire pour les 28 membres de l'Union.
«La Suisse sera quelque peu discriminée, car la directive prévoit la possibilité d'étaler le paiement de l'impôt sur cinq ans en cas de transfert d'actifs vers les pays membres de l'UE et de l'EEE, mais pas à destination des pays tiers, comme la Suisse», reprend Drazen Turujlija, de Reyl. En conséquence, une entreprise allemande ou française qui déplace des actifs vers la Suisse devra payer cet impôt immédiatement, et pas sur cinq ans comme si elle les transférait vers le Luxembourg.
Markus Frank Huber, d'Ernst & Young, ne voudrait «pas surestimer l'impact de cette taxe, car de nombreux pays possède déjà des dispositions similaires. Les seuls pays à ne pas connaître ce type de taxe sont des juridictions offshore.» Il doute au passage que cette offensive fiscale de l'OCDE et de l'UE provoque une harmonisation des régimes fiscaux: «Les pays choisissent quelles mesures de l'OCDE ils mettent en oeuvre en premier, c'est-à-dire celles qui leur rapportent le plus. On se dirige, au moins pendant une période transitoire considérable, vers un chaos, avec des pays qui mettent en place les dispositions qui les arrangent et qui pourraient créer des doubles impositions.»
Chaos fiscal et autogoal?
Markus Frank Huber ne pense pas que des multinationales quitteront la Suisse: «Il y a des pays que vous ne pouvez pas éviter si vous voulez faire des affaires, c'est-à-dire les grands pays européens. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir une présence physique au Liechtenstein, à Monaco ou en Suisse, qui peut être couverte depuis l'Autriche, la France ou l'Italie. En outre, les Etats-Unis ont introduit des règles CFC en 1962, mais les entreprises américaines restent actives partout dans le monde. Une société doit déterminer où elle doit être présente et il est toujours possible de planifier la création de bénéfices entre les différentes implantations afin de minimiser l'imposition. Le BEPS de l'OCDE et la directive ATAD rendent simplement ceci plus difficile.»
Finalement, le protectionnisme fiscal recherché par Bruxelles tournera peut-être à l'autogoal, conclut Peter Uebelhart, de KPMG: «Même si la directive protège les revenus fiscaux en Europe, l'UE limite surtout les possibilités de planification fiscale pour les entreprises européennes. Il sera plus difficile de gérer le taux d'imposition d'un groupe si son quartier général est basé en Europe que s'il est localisé ailleurs.»
«La très grande majorité des grosses structures en Suisse sont essentiellement américaines» JACQUES KISTLER, ASSOCIÉ CHEZ DELOITTE, SPÉCIALISÉ DANS LA FISCALITÉ