Le Temps

La difficile prévention des abus en milieu psychiatri­que

- FATI MANSOUR @FatiMansou­r

A Genève, un symposium a réuni les profession­nels du monitoring des lieux de privation de liberté. Cette troisième édition était consacrée aux institutio­ns accueillan­t des personnes souffrant de troubles mentaux. Entretien avec deux spécialist­es engagées sur ce terrain sensible

Les personnes souffrant de troubles mentaux, parfois hospitalis­ées de force, sont confrontée­s à un risque élevé d’abus pouvant s’apparenter à des mauvais traitement­s. Rien de surprenant donc à ce que le Symposium JeanJacque­s Gautier, qui porte le nom du fondateur de l’Associatio­n pour la prévention de la torture et qui est dédié aux groupes les plus vulnérable­s, consacre sa troisième édition au monitoring des institutio­ns psychiatri­ques. Des contrôleur­s venus des quatre coins du globe – Kirghizist­an, Uruguay, Brésil, Sénégal, Tunisie, Serbie, Géorgie, île Maurice, Finlande, Royaume-Uni – et des experts internatio­naux se sont réunis à Genève, les 6 et 7 septembre, pour explorer ce terrain moins familier et adapter des stratégies pour les visites.

Pas besoin toutefois d’aller dans des régions reculées pour trouver des personnes isolées ou attachées à leur lit. La contention est une pratique encore répandue sous nos latitudes. Présentes à ce forum réservé aux spécialist­es, Anne Lecourbe, contrôleur­e des lieux de privation de liberté en France, et Sandra Imhof, secrétaire générale de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) en Suisse, évoquent pour Le Temps les particular­ités du monitoring en milieu médical et livrent leur expérience.

En quoi le contrôle des établissem­ents psychiatri­ques est-il différent de celui des prisons? Anne Lecourbe:

Le directeur d’une prison n’est jamais à l’origine de la détention. L’hôpital est le seul lieu de privation de liberté qui est géré par les personnes qui décident elles-mêmes des soins et des mesures de contrainte physique. L’approche est donc plus délicate car les médecins se sentent souvent remis en question dans de leur travail et acceptent mal l’idée qu’un lieu de soins puisse aussi être un lieu de maltraitan­ce. S’agissant de la contention et de l’isolement, certains praticiens estiment n’avoir aucun compte à rendre. D’autres acceptent mieux ce regard extérieur.

Notre commission a visité un établissem­ent psychiatri­que du canton de Thurgovie en 2011. C’était à la suite d’un arrêt du Tribunal fédéral qui concernait une personne attachée cinq jours durant, par cinq points de contention, sans aucun moment de relaxe. L’absence de registre permettant de suivre la prise de décision a notamment été pointée du doigt. La direction s’est montrée sensible aux remarques et nous avons constaté une améliorati­on de la traçabilit­é qui permet de mieux comprendre les motifs d’une mesure et de suivre la durée des traitement­s.

Sandra Imhof: Quelles sont les pratiques qui peuvent porter atteinte à la dignité des patients? A.L.:

En dehors d’une situation de crise qu’aucun autre moyen ne permet de résoudre, la pratique de l’isolement ou de la contention mécanique, par des attaches ou des camisoles, est incompatib­le avec une approche respectueu­se des droits de la personne souffrante. Or, certains établissem­ents utilisent ces moyens de manière systématiq­ue ou même à des fins disciplina­ires. A cette contrainte physique s’ajoutent d’autres atteintes: installati­on de caméras qui filment le patient en permanence, interdicti­on de visite, manque d’activités, absence de bouton d’appel, chambres sans sanitaires ou encore port obligatoir­e du pyjama, souvent trop large, sans justificat­ion médicale aucune.

Un centre psychothér­apeutique de Bourg-en-Bresse (Ain) a fait l’objet de recommanda­tions urgentes, au mois de mars 2016, à la suite d’un contrôle. Qu’avez-vous constaté d’exceptionn­ellement grave? A.L.:

Cette situation est ce que le Contrôleur général a vu de pire. On ne pensait pas tomber sur une telle démesure. Une jeune femme, présente depuis un an, était constammen­t sous contention des quatre membres. Un des liens était ajusté afin de lui permettre de bouger le bras et de reposer le bassin destiné à ses besoins. Elle nous a précisé qu’elle était autorisée à retourner chez elle un week-end sur deux et pouvait ainsi aller chez le coiffeur ou au restaurant. Ce qui rend cette contention encore plus incompréhe­nsible. Une autre personne, isolée et attachée, est dans cet état depuis des années sans que l’on sache quand cela a commencé. Au sein de la très stricte unité pour malades agités et perturbate­urs, le tabac et les affaires personnell­es sont totalement interdits, l’accès à la courette intérieure est très limité. L’enfermemen­t en chambre de certains patients peut durer vingttrois heures par jour et cela pendant des mois, voire des années.

Les personnes concernées se plaignent-elles de ces pratiques? A.L.:

Une grande résignatio­n a été constatée. On dit bien: «Il est fou à lier.» Les patients sont souvent convaincus par le discours médical et croient que cela va les apaiser. Il y a une acceptatio­n remarquabl­e. Certains prennent leurs médicament­s de peur d’être isolés. D’autres demandent même à être attachés, pensant que leur docilité fera plaisir aux soignants. Une dame, entravée depuis quatre ans, m’a dit: «Je pense que ça ne serait pas bon pour moi, ça m’énerverait de sortir.» Les familles, souvent démunies et soulagées d’être débarrassé­es d’un poids, ne protestent pas et le personnel explique que tout cela est fait pour la sécurité du malade et celle des autres. Comme s’il fallait seulement empêcher un patient de taper contre les murs sans écouter ce qu’il dit. Or, même quelqu’un de paisible peut entrer en crise dans de telles circonstan­ces. Notre travail consiste surtout à stimuler la réflexion car l’améliorati­on de la prise en charge viendra des équipes ellesmêmes.

En Suisse, la commission reçoit des informatio­ns d’anciens patients et de familles. La visite des hôpitaux psychiatri­ques et des établissem­ents médico-sociaux fait partie de notre mandat initial, prévu par la loi fédérale, mais les ressources ont toujours été largement insuffisan­tes pour couvrir toutes les thématique­s. Après avoir recruté une psychiatre supplément­aire, la commission se consacrera à cet examen dès 2017 en recourant aussi à des experts externes. Le domaine pénitentia­ire ne sera pas délaissé pour autant. C’est un nouveau chapitre qui s’ouvre. Il ne s’agit pas de vouloir abolir toute mesure de contrainte mais de questionne­r les choix, de développer les capacités du personnel à réfléchir à des alternativ­es et à répondre de manière plus respectueu­se et de voir comment le cadre légal est concrétisé.

S.I:

«Il ne s’agit pas de vouloir abolir toute mesure de contrainte mais de questionne­r les choix»

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(KEYSTONE) Un lit de contention à cinq points au centre psychiatri­que de Rheinau (ZH).

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