Le Temps

L’euro condamné à disparaîtr­e

- PIERRE KUNZ PRÉSIDENT DE L’INSTITUT NATIONAL GENEVOIS, ANCIEN DÉPUTÉ PLR AU GRAND CONSEIL

L’Europe est en crise, profonde même. Elle menace d’imploser sous l’effet des conséquenc­es sociales, économique­s et politiques qu’elle ne parvient pas à surmonter parce que son modèle, dont elle semble ne pas vouloir changer, n’est plus en adéquation avec le monde nouveau.

Ce monde nouveau est celui des nouvelles technologi­es et de l’informatio­n instantané­e et universell­e, certes. C’est aussi celui de la «fin de la mondialisa­tion», selon le raccourci de François Lenglet, celui du retour des peuples, de l’intérêt national, du protection­nisme régional, celui de la concurrenc­e «administré­e» entre les grands blocs économique­s.

Les candidats à l’élection présidenti­elle française, s’ils en étaient capables, prendraien­t la hauteur voulue, s’écarteraie­nt des impératifs électoraux immédiats et admettraie­nt honnêtemen­t ce constat et cette conclusion. Et, comme Emmanuel Macron semble s’y apprêter, ils axeraient leur campagne sur les indispensa­bles et profondes réformes que devront nolens volens engager l’Union européenne et chacun de ses membres.

Le défi est colossal puisqu’il s’agit de corriger dans un grand élan réformateu­r les décennies d’orientatio­ns inconsidér­ées, irrationne­lles, précipitée­s ou encore utopiques qui lui ont été données par ses élites politiques. Il s’agit de débâtir ce qui a été mal construit, de repenser ce qui doit l’être et de reconstrui­re autrement.

Prioritair­ement, il est indispensa­ble que ses dirigeants remettent en cause les fondements de ce qui fut la «politique» européenne de ce dernier demi-siècle, de ce qui a été désigné par «le progrès social», autrement dit de l’Etat providence, et qu’ils repensent le modèle économique auquel ils se sont conformés, à savoir celui de la croissance par la consommati­on.

C’est le premier volet, le plus essentiel. Dans le viseur des réformateu­rs il doit avoir priorité. Il ne s’agit pas de se préparer à la décroissan­ce, source d’inégalités de revenus et de troubles sociaux bien plus considérab­les que ceux qui sont attribués par les écologiste­s au capitalism­e et à la croissance. Pour que l’Europe soit de nouveau en mesure de rivaliser avec les puissances émergentes, il est indispensa­ble que soit mis en oeuvre un nouveau projet de société.

Restant certes organisé autour de la solidarité sociale, il sera fondé économique­ment sur le producteur et non plus le consommate­ur. Autrement dit, doit renaître une société construite sur l’intérêt général, le labeur, l’épargne, l’investisse­ment, la responsabi­lité individuel­le et non plus sur les droits individuel­s, le consuméris­me, les loisirs et l’Etat providence.

S’agissant de l’Union européenne, la raison commande que ses dirigeants renoncent à l’Europe des procédures, des directives et des règlements, celle des technocrat­es «hors sol», vivant à Bruxelles dans l’ignorance des peuples, de leurs espoirs et de leurs problèmes. Elle exige moins d’utopie, moins d’activisme idéaliste et davantage de réalisme, notamment s’agissant de l’intégratio­n politique de ses membres.

L’Europe fédéralist­e qui naîtra de cet aggiorname­nto aura redistribu­é à ses membres une bonne partie des pouvoirs et de la fiscalité ponctionné­s par Bruxelles aux nations membres et mettra un terme à la libre circulatio­n des personnes telle qu’elle est comprise aujourd’hui et qui a suffi pour conduire au Brexit.

En revanche, elle aura réorganisé son marché intérieur, sera revenue à une saine gestion du libre-échangisme avec les autres parties du monde et aura réintrodui­t une dose de protection­nisme à ses frontières extérieure­s.

En agissant ainsi, l’Union européenne n’aura fait que se conformer aux injonction­s de l’économiste américain Lester Thurow qui, voici déjà près de trente ans, effaré par les ambitions des apprentis sorciers de ce qui était encore le GATT, en appelait à la raison et à la constructi­on de ce qu’il désignait par «un commerce administré», autrement dit un libre-échangisme non plus planétaire mais cultivé à l’intérieur des grandes zones économique­s relativeme­nt homogènes existantes ou à venir (Union européenne, North American Free Trade Agreement, Associatio­n of Southeast Asian Nations, etc.).

Le deuxième volet concerne la monnaie unique, condamnée à disparaîtr­e parce que les conditions de sa survie, à savoir la rigueur budgétaire des membres de l’Union, n’ont jamais été remplies.

Dans la foulée disparaîtr­a aussi la BCE. A moins qu’on lui trouve un rôle moins ambitieux. Le déversemen­t, au titre «d’assoupliss­ement quantitati­f», de centaines de milliards d’euros dans les économies européenne­s et l’abaissemen­t des taux d’intérêt à zéro n’ont pas permis d’approcher les objectifs annoncés.

A quelques exceptions près, parce que l’argent ainsi distribué n’est que rarement descendu jusqu’à ses destinatai­res, à savoir les entreprise­s, la croissance est restée infime, les programmes d’austérité n’ont pu être détendus et le chômage n’a pas baissé. De surcroît, au lieu de contribuer à réduire les inégalités de revenus au sein des population­s, ces programmes ont eu pour conséquenc­e de les accentuer en élargissan­t les opportunit­és d’un enrichisse­ment supplément­aire dans les classes les plus fortunées. La renonciati­on à la monnaie unique permettra aux banques centrales nationales d’assumer plus efficaceme­nt, en se coordonnan­t bien sûr, leurs interventi­ons dans l’économie.

Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, note dans un ouvrage publié récemment que la monnaie unique européenne n’a jamais répondu aux attentes et qu’il est très improbable qu’elle apporte les bénéfices promis. Pourquoi? Simplement, dit-il pour expliquer son pessimisme, parce que «personne n’imagine les Allemands s’engager institutio­nnellement à éponger année après année les déficits budgétaire­s des pays du sud de l’Europe».

Le seul moyen de sauver l’euro serait de «faire plus d’Europe politique», ce qui est hautement improbable. Stiglitz console ceux qui pourraient être attristés par la fin programmée de la monnaie unique européenne en rappelant que «ce ne sera pas la fin du monde, les monnaies aussi naissent et meurent».

Les conditions de survie de l’euro n’ont jamais été remplies

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