Le Cavalier bleu aux avant-postes
Publié en 1912 par Kandinsky et Marc, l’almanach du Blaue Reiter a été l’un des ferments de la modernité. Il est au coeur d’un accrochage que la Fondation Beyeler consacre à un mouvement fondateur mené entre autres par Kandinsky
Les trois libertés prônées par les artistes qui, à Munich entre 1908 et 1914, lancèrent Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu) sur la route de la modernité, et surtout hors des chemins battus, étaient les suivantes: affranchir la couleur de la fidélité au monde visible, libérer la ligne du contour, dégager la surface de l’espace illusionniste. A la Fondation Beyeler, Kandinsky, Marc & Der Blaue Reiter retrace, au fil d’oeuvres aussi inspirées et inspirantes que les sujets animaliers de Franz Marc et les toiles de Kandinsky à l’orée de l’abstraction, cette formidable aventure à laquelle la guerre ne mit qu’un terme momentané, puisque son aura n’a cessé, depuis, de briller. Et son influence de s’exercer sur les peintres.
A la fois petite histoire illustrée et hommage à des acteurs essentiels de l’avant-garde picturale, parmi lesquels Vassily Kandinsky et Franz Marc, mort à Verdun voici un siècle, l’exposition livre en outre quelques pépites. Tel le rapprochement des oeuvres que s’échangèrent Marc et Kandinsky après leur rencontre en 1911, Le Rêve et l’Improvisation 12, des compositions datées respectivement de 1912 et de 1910, et qui anticipent la création de l’almanach du Blaue Reiter tout en marquant la différence entre les deux hommes. Les formes simples, généreuses, associées à des coloris oniriques, chez Marc, et la présence de chevaux bleus près du personnage de la rêveuse, se distinguent nettement du dynamisme et de la quête presque achevée de l’abstraction dans le tableau de Kandinsky, qui inclut un cavalier bien près de se dissoudre dans un jaillissement de formes.
OEuvre monumentale
Autre rareté, la présence des Grands chevaux bleus de Marc, oeuvre conservée à Minneapolis; les chevaux y fusionnent avec le paysage, deviennent des collines et l’incarnation de la vie primitive. A cela s’ajoute, en guise de point d’orgue, la plus grande des compositions créées par Kandinsky, la Composition VII de 1913, oeuvre de 2 mètres sur 3 d’une grande complexité. Mais reprenons à ses débuts l’équipée du Blaue Reiter, sans oublier les autres merveilleux artistes qui y ont participé, August Macke, l’ami de Marc, comme lui tombé sur le champ de bataille, Alexej von Jawlensky et sa compagne Marianne von Werefkin, ainsi que Gabriele Münter, partenaire de Kandinsky jusqu’en 1916. Puis Henri Rousseau, très admiré de Kandinsky notamment, Wladimir Burliuk, dont on découvre de belles toiles, Eugen von Kahler, peintre tôt disparu, Robert Delaunay dont l’orphisme se décline ici en un quasi noir et blanc, tous représentés dans l’almanach.
Schönberg et les arts
Car le noyau de l’exposition, cabinet en clair-obscur parmi les grandes taches de couleurs vives qui animent les salles, est l’espace réservé aux pages de l’almanach, paru au printemps 1912 sur l’instigation de Marc et Kandinsky – et anticipé par deux accrochages, dont l’un fit étape dans 11 villes d’Europe. Des pages de l’almanach dialoguent avec les oeuvres originales qui s’y voyaient reproduites, tel tableau du Douanier Rousseau, telles statuettes indonésiennes, tel masque africain ou tel ex-voto peint sous verre: l’une des idées du duo à la tête de l’entreprise du Blaue Reiter consistait à mettre en relation les arts (la musique, en particulier celle de Schönberg, la littérature et les arts plastiques), les civilisations et les époques, primitive et moderne, et à atteindre ainsi une forme d’oeuvre d’art totale, puisque cette ambition était dans l’air du temps.
Galerie de paysages
Tout commence donc d’une manière proprement idyllique à Murnau, village de Haute-Bavière où, en 1909, Münter et Kandinsky louèrent une villa Art nouveau – une «maison des Russes» que Gabriele Münter devait rapidement acheter, et où le couple passa ses étés jusqu’en 1914. Une belle galerie de paysages, aux teintes tendres et intenses, telle la campagne aux petites meules rouges de Münter, des toiles de Kandinsky qui s’éloignent du registre du conte populaire russe, le village illuminé par la présence d’un énorme nuage orange par Jawlensky, ou encore, plus oppressant, expressionniste à la manière de Munch, les reflets rougeoyants d’une Humeur tragique selon Marianne von Werefkin, illustrent la manière dont un village banal, modeste, se voit à jamais transfiguré dans la vision des peintres qui l’ont pris pour modèle.
Peu à peu, le climat s’assombrit. Avec une sourde mélancolie, August Macke dépeint encore, en une multitude de facettes qui évoquent les sous-bois semblables aux cathédrales de Baudelaire, quelques promenades en forêt et scènes citadines, suivant un art poétique qui lui est propre, et dont il n’aura pas le temps de donner toute la mesure. Après la confiance des biches couchées et la puissance positive des chevaux à large croupe, Franz Marc explore le sentiment d’angoisse, ses propres démons et ceux du temps: le lièvre apeuré est poursuivi par la meute, le flanc efflanqué des chevaux tracés à grandes lignes laisse apparaître leurs côtes, et enfin, image terrifiante, les loups sèment la guerre dans les Balkans. Kandinsky pour sa part se lance dans de magistrales improvisations, bombardement nourri de planètes et de couleurs, assez éloignées des compositions ultérieures, pacifiées et d’une infinie transparence.
Après la confiance des biches couchées et la puissance positive des chevaux à large croupe, Franz Marc explore le sentiment d’angoisse, ses propres démons et ceux du temps: les loups sèment la guerre dans les Balkans