Le Temps

Les milliards des jeux font saliver les lobbies

On a rarement vu les groupes d’intérêts se mobiliser avec autant de vigueur que pour la révision de la loi sur les loteries et les casinos

- BERNARD WUTHRICH, BERNE @BdWuthrich

Les Suisses sont joueurs. Le produit des jeux des deux sociétés de loterie helvétique­s, Swisslos et la Loterie Romande, s’élève à 1 milliard de francs chaque année, dont plus de la moitié – quelque 600 millions – est reversée aux fonds cantonaux de loterie et du sport et à des associatio­ns sportives. Il faut ajouter à cela près de 800 millions de recettes provenant des maisons de jeu, dont plus de 80% sont reversés comme impôts ou contributi­ons à l’AVS.

Ce marché juteux aiguise les appétits. Cela explique pourquoi la révision de la loi sur les jeux d’argent, traitée ce mercredi par le Conseil national, a donné lieu à un lobbyisme sans précédent. «Je n’ai jamais vu ça», témoignent plusieurs parlementa­ires interrogés, membres ou non de la Commission des affaires juridiques (CAJ), qui a préparé le dossier.

1700 prises de position

Lorsque l’avant-projet a été mis en consultati­on, 1702 partis, organisati­ons, cantons, conférence­s intercanto­nales, associatio­ns et milieux divers ont donné leur avis. Un record. A titre de comparaiso­n, la Stratégie énergétiqu­e 2050 n’avait récolté que 314 commentair­es en consultati­on, la Prévoyance vieillesse 2020 168 et la mise en oeuvre de l’initiative sur l’immigratio­n 180.

Le conseiller national Fathi Derder (PLR/VD) s’en est ému dans sa chronique hebdomadai­re (LT du 28.02.2017). Il a attribué «l’Oscar du lobby le plus polluant» aux loteries et casinos et à ceux «qui en profitent, artistes, sportifs, ou autres gentils lobbies». Il est vrai que les milieux qui bénéficien­t aujourd’hui des largesses des jeux d’argent tentent logiquemen­t d’éviter que ces sommes ne filent dans d’autres poches. Le directeur de la Loterie Romande, JeanLuc Moner-Banet, a exposé ses inquiétude­s dans Le Temps. Il a rappelé que le «génie helvétique» avait patiemment construit une structure qui profite à «l’action sociale, à la culture, au patrimoine, à l’éducation ou encore au sport», via, notamment, sa société (LT du 15.02.2017).

Il avertit des dangers de la concurrenc­e des exploitant­s de jeux en ligne étrangers. La Loterie Romande ne s’est pas privée de prendre position auprès de parlementa­ires qu’elle a contactés après sa traditionn­elle soirée au Montreux Jazz Festival – le concert de Muse le 2 juillet – afin d’«évoquer le projet de loi sur les jeux d’argent». Dans la documentat­ion envoyée avant les débats, il y avait d’ailleurs un billet de Tribolo. «Mais le mien n’était pas gagnant», ironise Lisa Mazzone (Verts/GE).

La Chaîne du bonheur s’en mêle

La Chaîne du bonheur, l’un des principaux bénéficiai­res des recettes des fonds de loteries, y est allée de son propre couplet. Dans un courrier adressé aux conseiller­s nationaux, elle explique son travail et insiste sur le fait que l’affectatio­n d’une partie des bénéfices à des «buts d’utilité publique intercanto­naux, nationaux et internatio­naux» doit demeurer l’un des points forts de la nouvelle loi.

Acteur privé du marché suisse, une société schwyzoise s’est également adressée aux parlementa­ires, car elle craint pour son existence. Le projet de loi prévoit d’interdire les sociétés de joueurs. Or, cette société créée en 2007 promeut précisémen­t la forme des communauté­s de joueurs organisées dans le but d’accroître les chances de gain à la loterie européenne. «Une PME risque de disparaîtr­e», avec 20 emplois directs et 80 emplois indirects à la clé, a écrit cette société dans sa correspond­ance, que Jean Christophe Schwaab (PS/VD) qualifie de «pleurniche­ries». Elle n’a pas été entendue: l’interdicti­on des sociétés de joueurs a été approuvée par 129 voix contre 59.

Opérateurs étrangers

De leur côté, les exploitant­s de jeux en ligne ont recouru aux services du bureau de l’ancien ambassadeu­r Thomas Borer pour faire valoir leur point de vue. Ils réclament l’octroi de licences pour des offres en ligne «internatio­nales» et craignent que le Conseil national décrète le blocage des sites de jeux en ligne étrangers. Ces offres sont officielle­ment interdites. Toutefois, les joueurs suisses dépensent environ 250 millions par an sur des plateforme­s étrangères de jeux en ligne basées par exemple à Gibraltar, à Antigua ou à Malte.

Or, cet argent échappe au fisc suisse et à l’AVS. «Comment attendre d’un opérateur basé à Malte ou à Gibraltar qu’il contribue à la solidité de notre AVS ou au bon fonctionne­ment des associatio­ns sportives, culturelle­s et sociales?» s’interroge Jean Christophe Schwaab. L’agence a présenté aux parlementa­ires des propositio­ns d’amendement­s, dont une partie s’est retrouvée dans une propositio­n de renvoi du dossier au Conseil fédéral portée par une étrange coalition UDC-Verts mais rejetée par 132 voix contre 48.

Pas moins de 1702 commentair­es ont été récoltés – un record

 ?? (DH TEXAS POKER) ?? La dépendance aux jeux en ligne a longuement été débattue au parlement.
(DH TEXAS POKER) La dépendance aux jeux en ligne a longuement été débattue au parlement.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland