Le Temps

La bataille des ( faux) chiffres

- RICHARD WERLY JOURNALIST­E

Question 1: pourquoi les chiffres budgétaire­s les plus importants semblent être, en France, ceux que les candidats à la présidenti­elle jurent de tenir une fois élu? Question 2: pourquoi les médias français, d’ordinaire peu convaincus du bienfondé de finances publiques en ordre, sontils d’une impitoyabl­e exigence lorsqu’il s’agit de chiffrer ces promesses de campagne? Question 3: pourquoi personne ne semble choqué, dans l’Hexagone, par le fait que ces équations électorale­s seront, ensuite, démenties par les faits?

L’annonce du programme d’Emmanuel Macron, ce jeudi, est une bonne occasion de s’attarder sur cette étonnante schizophré­nie statistiqu­e française. L’ancien ministre de l’Economie, désormais bien installé sur la crête des sondages d’intentions de vote pour le premier tour du scrutin le 23 avril – entre 20 et 23%, nettement devant François Fillon, qui maintient coûte que coûte sa candidatur­e –, doit enfin présenter aujourd’hui ses options et ses anticipati­ons budgétaire­s. Pourquoi «enfin»? Parce qu’il est le seul, jusque-là, à ne pas avoir encore annoncé une longue liste d’engagement­s détaillés, chiffrés, calibrés pour convaincre les électeurs de sa capacité à sortir la France de son marasme économique.

Les autres? La présidente du Front national a dévoilé, début février, ses 144 propositio­ns. François Fillon, sous pression du «Penelopega­te», a un peu remanié son projet de supprimer 500000 postes de fonctionna­ires en cinq ans, tout en réitérant sa volonté de «rupture». Le candidat socialiste Benoît Hamon a, lui, lancé avec sa propositio­n de revenu universel pour tous (devenu au fil de la campagne une allocation pour les jeunes qui remplacera­it les minima sociaux) une pierre dans le jardin des chiffreurs de tous acabits. Et Jean-Luc Mélenchon a consacré cinq heures en direct sur Internet le 19 février pour détailler son programme économique.

A Macron, donc, de sauter le pas lors d’une conférence de presse au Pavillon Gabriel, là où Michel Drucker tournait jadis son émission de variétés Champs-Elysées. Deux heures d’échange avec les journalist­es sont prévues. On sait déjà que l’ancien ministre de François Hollande veut, lui, s’en tenir à la limite communauta­ire des 3% de déficit public. Le dossier de presse, bien entendu dûment «chiffré», a averti le service de presse d’En marche!, sera disponible 30 minutes avant.

Or le plus étonnant – ou inquiétant – dans cette obsession très française du détail des promesses est qu’elle est exempte de toute conditionn­alité. Tout le monde exige des candidats des chiffres avant d’être élu, mais personne ne s’inquiète de ce qui adviendra s’ils les oublient au cours de leur mandat. Nicolas Sarkozy, on s’en souvient, avait au plus fort de la crise financière européenne proposé, à l’Allemagne ou à la Suisse, de doter la France d’une règle d’or budgétaire. Basta! François Hollande n’en finit pas de payer au prix fort le fait d’avoir maîtrisé les déficits durant son quinquenna­t. Et qu’importe si, comme le disent de plus en plus ouvertemen­t les Allemands ces temps-ci, la France «sera d’abord jugée» après mai 2017 sur sa crédibilit­é macroécono­mique. Angela Merkel et son grand argentier, Wolfgang Schäuble, profèrent leurs avertissem­ents dans le vide. Les Français, grands producteur­s de mathématic­iens, moulinent leurs indicateur­s. Comme si l’Hexagone disposait, avec 1,1% de croissance économique en 2016 et près de 12% de chômage toutes catégories confondues, d’une marge de manoeuvre.

La présidenti­elle française est dès lors une bataille de faux chiffres. Le rôle de ceux-ci n’est pas de constituer une armature de gouverneme­nt, mais de rendre sérieuse la posture, et de permettre aux experts de différente­s obédiences de s’écharper à coups de milliards d’euros. On chiffre, en France, pour dire qu’on ne fera pas que gouverner, ou pire, gérer le pays au cordeau, dans la mesure de ses moyens. On prétend réinventer. On en profite pour tester les syndicats, les fonctionna­ires et la redoutée administra­tion de Bercy, le Ministère des finances. On envoie des messages à Bruxelles. Conclusion: dans ce pays qui, depuis 1974, n’a plus jamais enregistré de budget à l’équilibre, le programme économique chiffré des présidenti­ables sert, avant tout, de leurre politique. Pas vrai, Monsieur Macron?

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