«Wozzeck», l’histoire d’un choc
Le Britannique David McVicar empoigne le chef-d’oeuvre d’Alban Berg, dès ce soir à l’Opéra des Nations à Genève. Depuis sa création en 1925, la pièce frappe. Secrets de fabrique avec la musicologue Mathilde Reichler
Le cri d’un siècle. Le 14 décembre 1925 à Berlin, Wozzeck se noie pour la première fois dans une nuit de cendres sublimée par Alban Berg. A la baguette, le chef Erich Kleiber reprend son souffle enfin, sous le choc peut-être de cette apothéose. Lui et ses musiciens ont tellement sué sur cette partition où chaque note n’est pas seulement rêvée, mais pesée, où des formes anciennes sous-tendent une révolution formelle: avec Wozzeck, Alban Berg, 40 ans alors, ose le premier opéra atonal.
Un chef-d’oeuvre donc. Et une prouesse aussi. «Il se dit que Kleiber a eu besoin de 34 répétitions, ce qui est considérable», note la musicologue Mathilde Reichler qui enseigne l’analyse musicale à la Haute Ecole de musique de Lausanne. Depuis ce 14 décembre 1925, Wozzeck, Marie, le Capitaine, le Docteur hantent les opéras du monde entier. Dès ce soir, ils reprendront cette «mort aux trousses» expressionniste à l’Opéra des Nations à Genève, ressuscités par le metteur en scène écossais David McVicar – déjà invité au Grand Théâtre en 2013 avec La Traviata.
Mais pourquoi tant de ferveur autour de Wozzeck? L’histoire bien sûr, celle que le tout jeune Georg Büchner n’achève pas en 1837, victime qu’il est du typhus. Ce surdoué de la plume a 23 ans à peine, il est remonté contre les despotismes de son époque, passionné par la vie des poissons et marqué par l’histoire d’un certain Woyzeck, un sans-grade qui poignarde à Leipzig sa bien-aimée soupçonnée d’aller voir ailleurs si le diable y est. De ce fait divers, il fait la satire d’une société sans queue ni tête, où un Capitaine et un Docteur humilient le pauvre Woyzeck, ce coeur bringuebalant, cet esprit perforé dont le destin accuse la violence de son temps.
La fable marque. Sa forme plus encore. La pièce est composée de morceaux disparates: libre à chacun de les articuler comme il l’entend. Le génie d’Alban Berg est d’avoir conçu une musique qui épouse ce matériau, qui en décline la violence éruptive, qui en prolonge surtout l’onde de choc. Son Wozzeck frappe parce qu’il fait écho à la souffrance d’une génération qui peine à se remettre du cauchemar de la guerre. Mais comment Alban Berg est-il parvenu à ce prodige?
La revanche du soldat Alban Berg
Il faut imaginer Alban Berg, la tendresse et l’appétit de sa jeunesse viennoise. Il frappe à la porte d’Arnold Schönberg, ce maître charismatique qui va mettre à bas le système tonal, celui-là même qui régit la musique depuis deux siècles. A ses côtés, Alban Berg va tout apprendre, souligne Mathilde Reichler. L’analyse des formes, la grande tradition symphonique germanique, le goût aussi d’une certaine subversion. Il a 24 ans en 1914 et il découvre au théâtre à Vienne la pièce de Büchner. A la sortie, il est électrique. Sur la page, des idées fusent. Il en parle à Schönberg qui le dissuade de passer à l’acte. Les personnages sont trop triviaux pour l’opéra, argumente le compositeur du Pierrot lunaire.
Certes, mais c’est justement ce qui plaît à Alban Berg. «La genèse va être très longue, raconte Mathilde Reichler. La guerre survient et il est enrôlé comme soldat, puis muté au Ministère de la guerre, où il travaille sous les ordres d’un supérieur odieux qu’il déteste. Allez savoir si cette aversion n’a pas nourri une certaine sympathie pour Woyzeck. Ce qui est sûr, c’est qu’il mûrit l’oeuvre jusqu’en 1923 où il publie la partition. Quand on la lit, on est estomaqué: la moindre note est pensée, rien n’est laissé au hasard et tout est d’une incroyable puissance théâtrale.»
Les chiffres de l’extase
Les musiciens le savent, l’extase est dans le chiffre. Alban Berg est d’une merveilleuse rigueur. Son Wozzeck n’est-il pas composé de trois actes d’une durée quasiment égale? «Chacun de ses actes est constitué lui-même de cinq scènes, rappelle Mathilde Reichler. Au premier, chacune de ces scènes correspond à la présentation d’un personnage, le Capitaine d’abord, le jeune soldat Andres ensuite, Marie à la troisième, le Docteur à la quatrième etc. Chaque scène convoque une forme musicale répertoriée, la passacaille par exemple pour le Docteur. Le grand talent de Berg est qu’il fait oublier ces procédés d’écriture dont il se sert comme cadre, au profit de la théâtralité. On est saisi par le destin de Wozzeck et c’est ce qu’il voulait.»
Affranchir le moi du carcan de la convention. Alban Berg est expressionniste: son Wozzeck prend à la gorge. Il emprunte au Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg son fameux «Sprechgesang», cette façon de délivrer un texte entre chant et voix parlée. «Il libère les voix, confirme Mathilde Reichler, dans le sens qu’il privilégie une expressivité vocale en phase avec l’action.»
La haine des nazis
Faut-il s’en étonner? Si Wozzeck éblouit d’emblée le public, à commencer par Schönberg, s’il s’impose très vite comme un classique, il est censuré par les nazis qui font détruire ses décors. «Ils ne supportent pas la critique sociale de l’oeuvre, le traitement grotesque du Capitaine par exemple, et encore moins cette musique atonale en rupture avec la grande tradition germanique. Que Berg ait pris parti pour un marginal, ça ne pouvait pas passer!» L’URSS de Staline n’est pas plus tendre. Wozzeck est trop éruptif aux oreilles de la censure soviétique, même s’il fascine le jeune Dmitri Chostakovitch.
Mais Alban Berg et Wozzeck ont depuis longtemps pris leur revanche. On ne compte plus les versions de l’opéra, de Patrice Chéreau à Christoph Marthaler, de Krzysztof Warlikowski qui en proposera bientôt sa lecture à Amsterdam à William Kentridge qui devrait faire merveille l’été prochain au Festival de Salzbourg. A l’Opéra des Nations, le baryton Mark Stone, lui, promet de former avec Jennifer Larmore un duo déchirant. Dans leurs entrailles, le cri d’un siècle qui ne cesse de faire écho.
■
«Le grand talent de Berg est qu’il fait oublier ces procédés d’écriture dont il se sert comme cadre, au profit de la théâtralité»
MATHILDE REICHLER, ENSEIGNANTE À LA HAUTE ÉCOLE DE MUSIQUE DE LAUSANNE Genève, Opéra des Nations, du 2 au 14 mars; rens. www.geneveopera.ch/