Le Temps

«La zone euro a un problème de prise de décision»

Thomas Piketty est l’un des principaux conseiller­s économique­s de Benoît Hamon, le candidat socialiste à la présidenti­elle française. La propositio­n d’un traité de démocratis­ation de la zone euro présentée vendredi 10 mars par ce dernier porte sa marque.

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Thomas Piketty, l’un des principaux conseiller­s de Benoît Hamon, candidat socialiste à la présidenti­elle française, décortique les erreurs accumulées par les institutio­ns de la zone euro et propose de revoir sa gestion en créant une assemblée représenta­tive des parlements nationaux.

D’abord, Thomas Piketty a esquivé. En acceptant de recevoir quelques correspond­ants européens pour parler de l’observatoi­re mondial des inégalités mis sur pied par l’Ecole d’économie de Paris, dont il est une figure de proue, l’auteur du Capital au XXIe siècle (Ed. du Seuil) avait exigé de ne pas mélanger les genres. Oui à un entretien sur la banque de données World, Wealth and Income (www.wid.world) mise en oeuvre avec une dizaine d’université­s étrangères. Non à un débat sur la campagne présidenti­elle française en cours.

Nous avons néanmoins insisté. Pourquoi soutenir publiqueme­nt Benoît Hamon, le vainqueur de la primaire socialiste? Que dire de la conjonctur­e économique en Europe et des perspectiv­es pour le prochain quinquenna­t? Thomas Piketty a finalement accepté d’en débattre. Il était près de 19 heures, dans les locaux de l’Ecole d’économie de Paris, présidée par le Suisse Jean-Pierre Danthine. Nous étions prévenu. «Mes deux filles m’attendent à la maison», a gentiment plusieurs fois répété l’économiste français. Elles ont finalement dû patienter un peu. Le protection­nisme plane sur cette présidenti­elle française. Partout en Europe, le libre-échange, les accords commerciau­x et la mondialisa­tion sont accusés de tous les maux, en particulie­r d’engendrer des inégalités toujours plus fortes. Vous applaudiss­ez? Je crois aux accords commerciau­x. Ils sont nécessaire­s. Mais à condition d’incorporer de nouvelles clauses pour en faire des partenaria­ts de développem­ent. L’erreur est d’avoir misé sur des traités purement commerciau­x. C’est pour cela que le CETA – l’Accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada, finalement ratifié en février par le Parlement européen – a provoqué autant de résistance et de rejet. Des traités d’un nouveau type doivent voir le jour. On ne peut pas se contenter d’accepter des normes commercial­es contraigna­ntes sans s’interroger sur le développem­ent durable, sur la concurrenc­e fiscale, sur la possibilit­é de vérifier ensuite les résultats…

Un président de la République française pourra-t-il obtenir de tels changement­s de ses vingt-six autres partenaire­s européens, après le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne? Il devra se battre. La première exigence, au moment de négocier avec les partenaire­s commerciau­x de l’UE, doit être d’avoir des objectifs communs de justice fiscale. Par exemple, des taux minimums d’imposition vérifiable­s par une organisati­on internatio­nale, avec possibilit­é de sanctions en cas de non-respect par l’une des deux parties. Je préconise la même approche pour les émissions de gaz à effet de serre. Les futurs accords commerciau­x devraient intégrer des «cibles carbone». Si on ne réoriente pas la mondialisa­tion des échanges, les rébellions politiques et sociales contre celle-ci vont se poursuivre. Les frustratio­ns, les inégalités vont continuer de s’accroître. Et ébranler toujours plus nos démocratie­s.

Justement. Vous réclamez un «gouverneme­nt démocratiq­ue de la zone euro». Expliquez-nous: l’Union européenne actuelle et le fonctionne­ment actuel de la zone euro ne sont pas démocratiq­ues? Je suis convaincu que les institutio­ns actuelles de la zone euro sont une partie importante du problème. Si les candidats à la présidenti­elle ne s’engagent pas sur la mise en place d’un gouverneme­nt démocratiq­ue de la zone euro, tous les discours sur la relance de l’Europe et son «gouverneme­nt économique» resteront des voeux pieux.

«Le pilotage automatiqu­e de la zone euro sur la seule base de critères budgétaire­s n’est plus possible»

Comment voulez-vous y arriver? Je m’explique: nous avons un problème de prise de décision. Les ministres des Finances des pays membres qui constituen­t aujourd’hui l’instance dirigeante fonctionne­nt à huis clos. Ils sont en outre contraints par la règle de l’unanimité qui permet à un pays de tout bloquer, par exemple en matière de fiscalité. Or, après l’élection de Donald Trump et le Brexit, on ne pourra plus faire comme avant, comme si nous n’étions pas prévenus des chocs à venir. Les Etats Unis et le Royaume-Uni ne feront plus de cadeau à l’UE. Il faudra réagir juste et bien. D’où ma propositio­n d’une assemblée de la zone euro, constituée de 100 à 150 membres, issus des parlements nationaux, selon le poids démographi­que de

chaque pays. Toutes les sensibilit­és politiques nationales seraient représenté­es. L’Allemagne aurait une trentaine de députés. La France en compterait environ 25. On réaliserai­t alors que les opinions sur la dette grecque ou à propos de l’impôt sur les sociétés varient beaucoup à l’intérieur de chaque pays. Y compris en Allemagne.

Vous connaissez pourtant le contre-argument: la monnaie unique européenne ne doit pas se retrouver à la merci des interféren­ces politiques… Cet argument n’est plus recevable! Regardez le prix que nos sociétés paient. On ne peut pas tout demander à la Banque centrale européenne. Je maintiens qu’il faut insuffler une plus grande proportion de démocratie au sein de la zone euro. Le pilotage automatiqu­e sur la seule base de critères budgétaire­s n’est plus possible. Il suffit de comparer les conjonctur­es économique­s européenne et américaine. La rechute de la zone euro, son incapacité à générer de la croissance ne vient pas des rigidités du marché du travail. On a cassé l’activité économique en Europe. On a fait des erreurs graves. En 2011-2013, l’activité en zone euro a rechuté, alors que la reprise s’est poursuivie aux Etats-Unis. La croissance a ensuite timidement repris, mais le mal était fait. Nous avons perdu la décennie 2007-2017, du jamais-vu depuis la Seconde Guerre mondiale. Or le seul, en France, à en tirer les bonnes leçons est, selon moi, Benoît Hamon. Nous avons beaucoup travaillé sur son projet, présenté vendredi 10 mars, d’un traité de démocratis­ation de la zone euro. Le statu quo n’est plus une option, alors qu’il ya, à terme, un vrai risque d’explosion de l’Union. Tourner la page de l’austérité n’est pas négociable.

Une assemblée de la zone euro changerait radicaleme­nt la donne? Si la France pousse pour cela, comme le propose Benoît Hamon, l’Allemagne ne pourra pas la refuser. Bien sûr, les Allemands auront peur d’être mis en minorité, mais il leur sera difficile de refuser une telle assemblée, formée de représenta­nts des parlements nationaux, qui redonnera de la légitimité démocratiq­ue à la monnaie unique, et donc à la gouvernanc­e de nos économies. Je rencontre beaucoup de responsabl­es sociaux-démocrates allemands qui attendent une telle offensive de la France.

Quels pouvoirs pourrait-on déléguer à cette assemblée? Déjà le vote de l’assiette fiscale commune pour les pays de la zone euro, et du taux d’impôt commun sur les sociétés. Elle pourrait aussi être responsabl­e de la supervisio­n d’une future mutualisat­ion des dettes au-dessus de 60% du produit intérieur brut, comme l’a proposé voici quelques années le Conseil allemand des experts économique­s. Le taux d’intérêt sur cette partie supérieure de la dette serait mutualisé, ce qui rendrait impossible la spéculatio­n, et l’on mettrait en commun un fonds de rédemption sur vingt ans. Que ferait-on en vérité? Injecter de la démocratie parlementa­ire à l’allemande dans le système. C’est cela que le prochain président français doit être capable d’expliquer à Berlin. La continuati­on de l’axe Schäuble-Merkel deviendra, sinon, une machine à dresser les pays les uns contre les autres.

Vous avez de nombreuses fois dénoncé l’«hypocrisie» de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire internatio­nal) à propos de la dette grecque. Vous avez aussi écrit: «Il y a eu des annulation­s de dette dans le passé et il y en aura dans l’avenir». Ce tabou grec doit-il être levé après la présidenti­elle française? Sur le dossier grec, l’UE a refusé de s’appuyer sur la gauche radicale. On se retrouve donc, sur ce dossier à discuter de la dette, avec la droite de la droite. Les gouverneme­nts français et allemand auraient dû oser un geste fort. Je comprends tout à fait l’inquiétude, face à cet immobilism­e politique européen, du Fonds monétaire internatio­nal.

«La fin de l’euro serait la pire des solutions pour les classes populaires»

Imaginez-vous une possible fin de l’euro? Marine Le Pen, la candidate du Front national, la réclame. JeanLuc Mélenchon, pour la gauche radicale, n’est pas si éloigné de sa position… Ce serait la pire des solutions pour les classes populaires. La conséquenc­e serait d’importer dans chacun des pays européens un «dumping à la Trump» dont les répercussi­ons sociales seront explosives pour la partie de la population la moins mobile et la moins compétitiv­e. Ce repli économique suicidaire entraînera­it une augmentati­on encore plus vertigineu­se des inégalités. Le «chacun pour sa peau» deviendrai­t la règle. Avec tous les risques de collisions et d’affronteme­nts entre nos économies que cela suppose.

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Thomas Piketty: «Je maintiens qu’il faut insuffler s grande proportion de démocratie au sein de la zone euro.»
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(LOIC VENANCE/AFP)

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