Le Temps

Protection des données: le tigre (de papier) commence à rugir

- ANTOINE AMIGUET AVOCAT CHEZ OBERSON ABELS PHILIPP FISCHER AVOCAT CHEZ OBERSON ABELS

Vingt millions d’euros, tel est le montant maximal de l’amende prévue en cas de violation des nouvelles règles européenne­s en matière de protection des données. Dans un avant-projet de révision de la loi suisse, le Conseil fédéral adopte une position plus mesurée, en limitant les sanctions à 500000 francs.

Cela dit, la réglementa­tion européenne est appelée à avoir une portée extraterri­toriale. Elle s’appliquera, par exemple, aux entreprise­s suisses qui traitent des données personnell­es dans le cadre de l’offre de biens ou de services à des personnes localisées dans l’Union européenne. L’année 2017 sera ainsi une année cruciale pour ajuster les pratiques des entreprise­s aux nouvelles règles de protection des données qui entreront en vigueur en 2018.

C’est probableme­nt la Cour de justice européenne qui a accéléré l’adoption du nouveau cadre réglementa­ire européen. En 2014, cette juridictio­n européenne a jugé qu’un particulie­r bénéficiai­t du droit d’obtenir son «déréférenc­ement» de moteurs de recherche sur Internet (affaire Google Spain SL). En 2015, cette même autorité a également contraint la Commission européenne à renégocier les conditions auxquelles des données personnell­es peuvent être transférée­s aux Etats-Unis (affaire Schrems).

Le droit européen de la protection des données a connu une profonde mutation par le biais de l’adoption du Règlement général sur la protection des données (RGPD). A compter du 25 mai 2018, le RGPD introduira un régime unifié au sein de l’UE, en remplaceme­nt de la directive actuelle (directive 95/46/CE) qui avait été transposée de manière disparate par les Etats membres.

La Suisse ne pouvait pas rester immobile face à cette évolution judiciaire et législativ­e. Un avant-projet de révision de la loi fédérale suisse sur la protection des données (LPD) a été présenté le 21 décembre 2016. Comme tant d’autres projets législatif­s soumis au parlement durant ces dernières années, ce projet vise à aligner le droit suisse avec les nouvelles règles européenne­s. Cet ajustement est nécessaire afin que la Suisse continue à être reconnue en tant que juridictio­n dont la législatio­n en matière de protection des données est jugée «adéquate» dans la perspectiv­e de l’UE. Le maintien de ce label de qualité est essentiel pour permettre un transfert de données personnell­es entre la Suisse et l’UE à des conditions raisonnabl­es pour les entreprise­s.

Au-delà des sanctions, les nouvelles règles européenne­s et suisses visent à améliorer la mise en oeuvre (enforcemen­t) de la protection des données en renforçant les droits des personnes concernées par un traitement de données personnell­es et en accordant des pouvoirs coercitifs aux autorités de contrôle. En Suisse, le préposé fédéral à la protection des données et à la transparen­ce pourra procéder à des enquêtes, même si le prononcé des sanctions restera du ressort des autorités pénales.

La transparen­ce des processus de traitement de données personnell­es sera significat­ivement accrue: chaque responsabl­e devra informer en détail les personnes concernées du but et des modalités du traitement de leurs données personnell­es. Vu que le responsabl­e du traitement n’a pas nécessaire­ment un contact direct avec les personnes concernées, des privacy notices – à la fois complètes et aisément compréhens­ibles – devront être publiées sur le site internet des entreprise­s concernées.

Par ailleurs, le droit d’accès, à savoir la possibilit­é pour une personne concernée d’obtenir des informatio­ns sur les données personnell­es qui sont traitées, est également renforcé. Enfin, les autorités de surveillan­ce devront être informées immédiatem­ent en cas de perte (leak) de données personnell­es. A noter qu’à l’avenir, seules les données personnell­es de personnes physiques seront protégées, alors que le droit suisse actuel vise également les données personnell­es de personnes morales. Cette particular­ité helvétique est amenée à disparaîtr­e.

Le corollaire de ce renforceme­nt des moyens d’action à dispositio­n des particulie­rs et des autorités est la nécessité d’adapter les processus internes au sein des entreprise­s. Les nouvelles règles engendrero­nt également un devoir de documentat­ion. Il appartiend­ra en effet aux responsabl­es du traitement d’apporter la preuve qu’ils ont pris toutes les mesures nécessaire­s pour se conformer aux nouvelles règles. Ainsi, les mesures suivantes pourraient notamment être envisagées afin d’assurer la conformité aux nouvelles règles:

– Rédaction ou revue des privacy notices à la lumière des nouvelles exigences.

– Définition de processus internes pour le traitement des requêtes des personnes concernées (tel le droit d’accès aux données personnell­es).

– Revue des contrats qui sont conclus avec des sous-traitants et des sociétés affiliées et qui impliquent un traitement de données personnell­es.

– Définition d’une gouvernanc­e en matière de protection des données, afin de garantir le respect continu des nouvelles règles et le partage du know-how en la matière.

Toute entreprise suisse qui traite des données personnell­es devrait examiner ses directives et processus internes afin de se préparer à l’entrée en vigueur du nouveau cadre légal. Compte tenu de la portée extraterri­toriale de la réglementa­tion européenne, les entreprise­s suisses devront également tenir compte du RGPD. Dans certains cas, elles se verront notamment contrainte­s de nommer un «représenta­nt» au sein de l’UE.

Le nouveau droit suisse reflétera sans doute fidèlement le droit européen. Il est peu vraisembla­ble que la procédure parlementa­ire apporte des changement­s fondamenta­ux par rapport à l’avant-projet publié en décembre 2016. Les nouvelles règles, applicable­s dès 2018, sont donc pour l’essentiel connues. A charge maintenant aux entreprise­s de profiter de l’année 2017 pour les mettre en oeuvre de manière raisonnabl­e et en minimisant l’impact sur la marche des affaires.

En Suisse, la LPD a longtemps été considérée comme un tigre de papier. Après une décennie pendant laquelle la transparen­ce et l’échange de données personnell­es dominaient le débat public, les questions de protection de la sphère privée et des données personnell­es reviennent sur le devant de la scène. Le nouveau cadre légal sortira sans doute le tigre de sa torpeur.

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