Le Temps

Le franc fort: où en est-on?

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Le degré de sur/sous-évaluation du franc ne peut être mesuré directemen­t, mais doit être estimé. A cette fin, la méthode peut-être la moins imparfaite se fonde sur l’indice du taux de change réel moyen du franc par rapport aux 24 plus importants partenaire­s commerciau­x de la Suisse. Ce taux moyen pondéré, calculé par la BNS et qui comprend donc d’autres monnaies que l’euro, est dit «réel» car corrigé des différenti­els d’inflation. Il est disponible sur une base mensuelle de janvier 1973 à janvier 2017 inclus.

Sur cette période de 529 mois, on observe une tendance positive très significat­ive, ce qui veut dire que la compétitiv­ité internatio­nale des industries d’exportatio­n suisses, biens et services, tend à s’améliorer constammen­t au fil des années, mais on observe aussi d’importante­s fluctuatio­ns autour de ce trend. Ce dernier peut être raisonnabl­ement considéré comme une approximat­ion du niveau d’équilibre du franc sur le marché des changes (voir Le Franc fort, Jean-Christian Lambelet, Slatkine, 2016).

Sur cette base, on trouve qu’après un pic de surévaluat­ion de presque 20% (!) en août 2011, l’adoption du «cours plancher» le mois suivant a progressiv­ement ramené l’indice à pratiqueme­nt son niveau d’équilibre en décembre 2014. Suite à l’abolition dudit cours plancher en janvier 2015, un choc douloureux mais inévitable, le franc a atteint une surévaluat­ion de quelque 12% en juin de la même année. Après quoi, les interventi­ons de la Banque nationale suisse (BNS), plus sans doute une réaction spontanée des marchés, ont provoqué une décrue qui a ramené le degré de surévaluat­ion à 4% en mai de l’année dernière.

On espérait à ce moment-là que la décrue allait se poursuivre, mais la tendance s’est de nouveau inversée dans les mois suivants, bien que faiblement, de sorte qu’en janvier de la présente année, dernier chiffre disponible, on constate une surévaluat­ion estimée à un peu plus de 6%. Cela confirme le diagnostic de la BNS, selon lequel le franc est toujours significat­ivement trop fort aujourd’hui.

Par ailleurs, le solde positif de la balance suisse des opérations courantes (exportatio­ns de biens et services moins les importatio­ns, plus quelques rubriques mineures) a atteint 11,3% du PIB en 2015 et 10,3% dans les trois premiers trimestres de 2016. Des soldes positifs aussi élevés ne se constatent que dans quelques autres pays, comme l’Allemagne et Singapour. Comment cela est-il conciliabl­e avec un franc constammen­t surévalué dans les mêmes périodes, étant donné qu’une monnaie forte devrait normalemen­t freiner les exportatio­ns et stimuler les importatio­ns – et donc peser négativeme­nt sur le solde des opérations courantes?

Répondre à cette question va aussi permettre de discuter les accusation­s américaine­s selon lesquelles les pays avec un fort excédent de leur balance extérieure, comme la Suisse, manipulent leurs monnaies pour favoriser leurs exportatio­ns. Selon une étude d’UBS (voir LT du 24.02.2017), le Départemen­t américain du Trésor considère qu’il y a manipulati­on si trois conditions sont remplies: un excédent commercial avec les Etats-Unis de plus de 20 milliards de dollars par an; un surplus des opérations courantes de plus de 3% du produit intérieur brut (PIB); des interventi­ons sur le marché des changes égales à plus de 2% du PIB. La Suisse remplit aujourd’hui les deux dernières conditions, mais pas (encore?) la première. Elle pourrait donc se retrouver bientôt sur une «liste noire», une fois de plus.

Que faut-il en penser? On relèvera d’abord que ces trois critères numériques sont entièremen­t arbitraire­s, mais surtout qu’ils reflètent un mercantili­sme primitif et un keynésiani­sme primaire. Si un pays exporte plus qu’il n’importe, il cède davantage de biens et services à l’étranger qu’il n’en reçoit, au détriment en fait de son bien-être matériel immédiat. Le point de vue américain, très répandu ailleurs aussi, est en revanche que ce pays «vole», en quelque sorte, une part disproport­ionnée de la demande mondiale, au détriment de l’emploi dans les autres pays. Des distorsion­s dans la distributi­on de la demande mondiale peuvent certes se produire, mais cela ne doit pas occulter le fait qu’un excédent extérieur important peut se justifier plus fondamenta­lement.

En effet, un tel excédent signifie nécessaire­ment que le pays en question consent un prêt net à l’étranger pour le même montant ou, si l’on préfère, qu’il exporte du capital. Si ce pays est riche et peutêtre vieillissa­nt, cette exportatio­n de capital se justifie entièremen­t. Ainsi, entre 1870 et 1914, le Royaume-Uni exportait du capital à raison d’environ 5% de son PIB en moyenne, la France un peu moins, et les chemins de fer en Amérique du Nord et du Sud, par exemple, ont été en grande partie financés par des capitaux européens. Cela n’avait donc rien de répréhensi­ble, bien au contraire.

En conclusion, on peut donc dire que l’excédent extérieur de la Suisse est d’ordre structurel, que cet excédent est entièremen­t normal et ne se fait pas au détriment du reste du monde. En outre, il est pleinement compatible avec un franc qui reste surévalué.

«On constate une surévaluat­ion du franc estimée à un peu plus de 6%. Cela confirme le diagnostic de la BNS»

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JEAN-CHRISTIAN LAMBELET PROFESSEUR HONORAIRE D’ÉCONOMIE, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

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