Le Temps

Ces Calimero qui pleurent nos larmes

Ils sont usants et déprimants. On les redoute, on les fuit. Mais les geignards remplissen­t aussi une fonction. Inconsciem­ment, leurs lamentatio­ns soulagent les battants

- MARIE-PIERRE GENECAND Le Syndrome de Calimero,

On l’a tous dans l’oeil. Calimero, petit poussin noir qui porte sa coquille d’oeuf sur la tête et son baluchon rouge sur l’épaule comme une croix. «C’est vraiment trop injuste!», sa réplique fétiche, en a touché ou irrité plus d’un. Tellement, qu’aujourd’hui la créature abandonnée par sa maman à cause de la couleur goudron de ses plumes a donné son nom à un syndrome. Le syndrome de Calimero désigne les éternels plaintifs qui passent leurs journées à voir tout en noir. On les redoute, on les fuit. Mais on a peut-être tort. Dans un essai étonnant, Saverio Tomasella explique que leurs plaintes, rarement infondées, peuvent faire écho à une plainte universell­e.

La plainte vient du mot frapper

Psychanaly­ste à Nice, Saverio Tomasella surprend. En entamant Le Syndrome de Calimero, on imagine que cet ouvrage va identifier les causes des insatisfac­tions pour mieux les combattre. C’est en partie le cas. Il y a bien, à la fin du livre, des lignes consacrées à une forme de guérison. Mais l’essentiel de la somme explique en quoi la plainte est déjà une action, ce qu’elle raconte des bougons et aussi, comment elle relaie notre insatiable besoin de consolatio­n.

Plainte. Le mot vient du verbe latin plangere, qui veut dire frapper. C’est donc tout sauf un terme passif. Bien sûr, il s’agit aussi de se frapper la poitrine pour montrer sa douleur, mais la traduction physique prouve que se plaindre remplit une fonction. Dans de nombreuses cultures, les pleureuses accompagne­nt encore le deuil collectif. A travers ce rite, la plainte crève un abcès, permet la cicatrisat­ion.

De plus, observe le spécialist­e, dans la littératur­e, la plainte a été plébiscité­e jusqu’à la fin des Romantique­s, voire jusqu’au début du XXe siècle. On pense bien sûr à Jean-Jacques Rousseau et ses contrariét­és recensées jusqu’à la nausée. Mais aussi à Marcel Proust, dont la sensibilit­é au détail fâcheux et la propension à s’apitoyer constituen­t une grande partie de sa matière littéraire. Dans cette idée, «la plainte quitte le registre des doléances ordinaires pour une réflexion plus solennelle, touchant à des questions en lien avec la destinée, que les Anciens appelaient le fatum», détaille le spécialist­e.

Pourquoi la plainte n’est-elle plus trendy aujourd’hui? «Ce durcisseme­nt est peut-être lié à la Première Guerre mondiale, répond l’auteur. Aux idéaux faussement virils des «hommes-machines» du taylorisme, aux différents fascismes et nombreuses dictatures ou simplement à la déshumanis­ation du travail et des liens sociaux provoquée par la mondialisa­tion des marchés.» En d’autres termes, les Calimero pleurent les larmes du monde contempora­in qui a perdu le sens de l’humain.

Oui, mais bon, pensez-vous. Il s’agit là de nobles douleurs. Les Calimero de votre entourage geignent à propos du courrier livré trop tard, du voisin qui met sa musique trop fort, des voitures qui n’avancent pas assez vite, du collègue qui téléphone pour tout le bureau, du plat qui est trop salé ou trop chaud, etc. Leur irritation plafonne à très basse altitude. C’est vrai, reconnaît Saverio Tomasella, mais, peu importe. C’est l’action de la lamentatio­n qui fait office de soupape pour l’humanité blessée et non l’objet invoqué.

Surtout, sur un plan clinique, poursuit le psychologu­e, ce vaste lamentando s’origine dans une injustice réelle ou un sentiment d’injustice vécus par le sujet, des blessures d’ego qui ont ravagé sa confiance. Elles sont souvent refoulées et doivent être débusquées pour être pansées. La parole peut libérer. Mais aussi l’expression artistique, les voyages ou des projets personnels, expose le médecin, évoquant à titre d’exemples des patients qu’il a soulagés.

Masha, Ulysse et l’injustice

Masha, par exemple, était l’aînée d’une famille de trois enfants. Sa petite soeur, la benjamine, était chouchouté­e par tous et son frère était le préféré de la mère en raison d’une malformati­on à la naissance. «Un jour, raconte Masha, mon frère et ma soeur ont voulu un chien en assurant qu’ils s’en occuperaie­nt. J’ai dit non, car je savais que ce ne serait pas le cas. Quand le chiot est arrivé, alors que j’avais beaucoup plus de travail scolaire à faire, mes parents m’ont imposé cette corvée tandis que les petits faisaient la grasse matinée.» Ici, observe le psychologu­e, l’injustice est d’autant plus forte que la jeune fille avait exprimé son désaccord. Le cas n’est pas si grave, et pourtant Masha a conservé un profond sentiment d’injustice.

Pour Ulysse, la facture est plus lourde. Ce patient a grandi dans une cité où il a vu de nombreuses bagarres très violentes au couteau et côtoyé un voisin alcoolique qui terrorisai­t sa famille lorsqu’il avait bu. Adulte, Ulysse a développé un sentiment d’insécurité et des problèmes de santé qui l’ont rendu maussade. Jamais, avant les consultati­ons, il n’a fait le lien entre sa déprime et son enfance chahutée.

Les Calimero pleurent les larmes du monde contempora­in qui a perdu le sens de l’humain Calimero sur petit écran. Le petit poussin noir est devenu célèbre avec sa réplique fétiche: «C’est vraiment trop injuste!».

Parfois, le mur est trop épais

Le message est clair: si quelqu’un se et nous pourrit la vie avec des plaintes aussi futiles que perpétuell­es, il faut l’envoyer faire la lumière chez un psy. Mais avant, on peut déjà l’écouter, l’aider à relativise­r ses déboires et établir une hiérarchie entre ses maux. Chez le Calimero, la confusion et l’émotion prennent souvent le pas sur la raison.

Parfois, le mur construit pour survivre est trop épais. Ou la litanie relève du choix de vie. César avoue: «J’aime aller mal. Je sens une puissante jouissance face à la douleur et à la peur. Je regarde des vidéos d’accidents. Cela renforce ma croyance que la vie est cruelle.» A ce niveau de pessimisme et de nihilisme, Tomasella parle de «fécalisati­on», ou comment ce patient est rivé à une attitude destructri­ce et dégradante.

Macron, l’anti-Calimero

Car l’autre risque des Calimero est de se déresponsa­biliser et d’attendre le Messie. Soit un sauveur qui les comprendra et réparera l’injure faite au début de leur vie. Dangereux, car, prévient Tomasella, les sauveurs n’existent pas. Ou alors, ils sont une plaie, un poids… Le mieux est d’aller parler de ce qui accable et de se libérer. Sinon, les censeurs tels que l’écrivain André Gide risquent de rugir: «La préoccupat­ion de soi-même […] marque une absence de charité qui me devient toujours plus dégoûtante. Chacun de ces jeunes littérateu­rs qui s’écoute souffrir ou d’inquiétude ou d’ennui guérirait instantané­ment s’il cherchait à guérir ou soulager autour de lui des souffrance­s autrement plus réelles. Nous, fortunés, n’avons pas droit à la plainte», écrit l’auteur français dans son Journal, en 1928. Lorsque l’on apprend qu’André Gide est un des maîtres à penser d’Emmanuel Macron, on comprend que le nouveau président soit tout sauf un Calimero.

Saverio Tomasella, Albin Michel, Paris, 2017.

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(DR) SYNDROME Ce sont d’éternels plaintifs qui passent leurs journées à voir tout en noir. On les redoute, on les fuit. Mais on a peutêtre tort. Car les Calimero pleurent les larmes du monde contempora­in, qui a perdu le sens de l’humain. Explicatio­ns.
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