Le Temps

Tu t’appelles comment, déjà?

- MARIE-PIERRE GENECAND

Ça vous arrive aussi. Ou alors, vous êtes béni(e) des dieux. Moi ça m’arrive et pas qu’un peu. Je suis Genevoise de naissance et même d’avant. Du coup, je connais une foule de personnes que j’aime ou apprécie sincèremen­t. Elles se comptent par dizaines, oui, mais le nombre n’empêche pas l’attachemen­t. Or j’ai ce truc de famille, paraît-il, qui fait que quand je rencontre des gens du troisième, du second, parfois même du premier cercle – la honte! – je bugue sur les prénoms.

Le trou noir, la page blanche. Je cherche, je cherche, mais rien à faire. Même s’il est cher à mon coeur, je ne retrouve pas comment s’appelle mon interlocut­eur. Quand je suis seule, la panne est désagréabl­e, mais gérable. Je me sens un poil traître, car parler et plaisanter chaleureus­ement avec une personne qu’on ne peut pas nommer provoque un vertige intérieur, mais je gère.

Par contre, si je suis accompagné­e, c’est la «cata». Parfois, consciente­s ou non de mon embarras, les deux parties se nomment spontanéme­nt et je dis gracias a la vida. Parfois, je fais comme si les gens se connaissai­ent déjà et je joue l’étonnée quand il s’avère que non… Mais souvent, il y a un blanc. Lancinant. Et je dois affronter mon tourment. J’avoue alors ma faute en m’excusant dix-sept fois, je dis cette phrase à la fois stupide et réelle: «Je ne connais que toi, mais là, j’ai une grosse absence» et, généraleme­nt, la personne décline son prénom en toute décontract­ion. Mieux, deux fois sur trois, elle confesse: «T’inquiète, ça m’arrive tout le temps!»

Alors, où est le problème si on est tous concernés par ce bug lié à la saturation? Le problème, ou plutôt la tragédie, vient de certains regards, fugaces, mais tellement parlants. Des regards qui hurlent: «Quoi, tu ne sais plus mon prénom alors qu’on est partis en vacances ensemble?» «Tu ne sais plus comment je m’appelle, alors qu’on a eu ces géniales conversati­ons?» «Tu m’as oublié, alors qu’on s’est posé les mêmes questions sur les enfants, l’éducation?» etc.

Autrement dit, l’espace d’un flash, certains amis se sentent zappés. Et ceci, même si je sors ensuite des détails incroyable­ment précis sur des épisodes de leur vie… C’est comme si l’âme était un bastion dont le prénom est la clé. Perdre cette clé, c’est perdre un accès sacré. Je trouve ça trop sévère, presque rageant, et en même temps je comprends. Donner un prénom, c’est faire exister un enfant. Quand on oublie un prénom, l’enfant crie au-dedans.

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