Le Temps

En Syrie, une «exterminat­ion de masse»

Alors que reprennent les discussion­s de Genève, les Américains font état de l’existence en Syrie d’un «crématoriu­m» où auraient disparu des milliers de détenus

- LUIS LEMA @luislema

L’horreur s’est, une nouvelle fois, invitée à Genève. Sans doute pour accroître leur pression et tenter d’infléchir le cours de discussion­s qui leur échappent, les responsabl­es américains ont déployé les grands moyens. Lundi, Washington a accusé le gouverneme­nt syrien d’avoir construit un «crématoriu­m» destiné à faire disparaîtr­e les corps de milliers de détenus exécutés dans une prison à proximité de Damas. Une accusation qui concerne au premier chef le régime de Bachar el-Assad, mais qui vise aussi, directemen­t, la Russie et l’Iran, alliés du gouverneme­nt syrien.

Comme il l’a lui même rappelé, le responsabl­e du Départemen­t d’Etat Stuart Jones assistait il y a deux semaines aux pourparler­s d’Astana, en qualité de simple observateu­r. C’est dans la capitale du Kazakhstan que s’est conclu l’accord, entre la Russie, l’Iran et la Turquie, prônant la création de «zones de désescalad­e» qui cherchent officielle­ment à «stabiliser» la guerre en Syrie. Mais ce «processus d’Astana» marginalis­e aussi les Etats-Unis et l’ONU, qui ouvrait mardi à Genève le nouveau cycle de négociatio­ns inter-syriennes.

D’observateu­r à acteur: en distribuan­t des photos satellite de la prison de Saidnaya, au nord de Damas, le responsabl­e du Départemen­t d’Etat a conclu à la possible existence d’un vaste «crématoriu­m» visant à brûler des milliers de victimes et à cacher ainsi «l’étendue des meurtres de masse» perpétrés dans la prison. Ces atrocités, a poursuivi le diplomate américain, ont été conduites avec «le soutien inconditio­nnel de la Russie et de l’Iran».

«Un scénario d’Hollywood»

A Genève, l’opposition syrienne n’a pas tardé à afficher son intention d’inclure ces révélation­s à l’agenda des discussion­s. Sans succès, semble-t-il, puisqu’elles ne correspond­aient pas à l’ordre du jour fixé par l’ONU. Le gouverneme­nt syrien, pour sa part, évoquait des allégation­s «totalement fausses» et les comparait à «un scénario d’Hollywood». Le sénateur russe Konstantin Kosachev, qui dirige à Moscou la Commission parlementa­ire des Affaires étrangères, laissait quant à lui planer l’idée que les Américains cherchent ainsi à «faire dérailler le processus de paix» syrien. Et cela, au moment même où «les discussion­s de Genève entrent dans une nouvelle phase décisive».

Décisive, vraiment? Lors d’une interview la semaine dernière, Bachar el-Assad a assuré à la télévision biélorusse qu’il ne se passait «rien de substantie­l» lors des réunions de Genève. Il les a qualifiées de «simples rencontres pour les médias». Plus encore: tandis que l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, veut croire que les processus de Genève (qu’il conduit) et celui d’Astana (auquel il participe en tant qu’«observateu­r») «fonctionne­nt en tandem», il devait faire face à une salve de critiques.

En février dernier, Amnesty Internatio­nal avait publié un rapport accablant sur la prison de Saidnaya, que l’organisati­on comparait à un «abattoir humain»

Le processus diplomatiq­ue ne représente­rait en réalité qu’un écran de fumée pour mieux laisser la guerre se poursuivre.

Cinq «rounds» de négociatio­ns n’ont amené jusqu’ici que très peu de progrès à Genève. Le but principal des discussion­s est de faciliter la «transition politique» en Syrie, soit d’écarter la férule de Bachar el-Assad. Mais de fait, la création de quatre «zones de désescalad­e», décidée à Astana, est largement perçue par l’opposition armée comme un moyen pour le régime de consolider ses avancées militaires et de tenter de diviser encore plus profondéme­nt les divers groupes de la rébellion.

Des transferts de population

Alors que le rideau devait de nouveau s’ouvrir à Genève, les forces loyales à Bachar el-Assad ont consolidé leur emprise sur Damas, et se sont emparées de plusieurs faubourgs de la capitale, forçant ainsi de nouveaux transferts de population. Dans le même temps, la «désescalad­e» relative qui règne désormais dans l’ouest du pays a permis à l’armée arabe syrienne de se redéployer en direction du sud et de l’est, et de prendre ainsi à revers des insurgés qui se battaient jusqu’ici contre les djihadiste­s de l’organisati­on Etat islamique.

En février dernier, Amnesty Internatio­nal avait publié un rapport accablant sur la prison de Saidnaya, que l’organisati­on comparait à un «abattoir humain». Fruit d’une longue et minutieuse enquête, le rapport estimait que, en cinq ans, jusqu’à 13000 personnes, pour la plupart des civils, ont été pendues en secret dans la prison. Tortures systématiq­ues, privation d’eau et de nourriture, condamnati­ons à mort expédiées en moins de deux minutes: les pendaisons se déroulent une ou deux fois par semaine («habituelle­ment le lundi et le mercredi») par groupes allant jusqu’à 50 personnes.

«Nous n’avons pas confirmati­on de l’existence d’un crématoriu­m», affirme au téléphone Lynn Maalouf, corédactri­ce du rapport au bureau d’Amnesty Internatio­nal à Beyrouth. Mais ces allégation­s américaine­s pointent, selon elle, dans une direction largement étayée par Amnesty: «Il n’y a aucun doute sur la mise en place, à Saidnaya et ailleurs, d’une politique d’exterminat­ion de masse.»

Pour Lynn Maalouf, il est temps de placer la question des détenus et des disparus au coeur des négociatio­ns de Genève. «Nous devons aux familles le droit à la vérité à propos de ces crimes qui continuent, en ce moment même, d’être commis en Syrie.»

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