Le Temps

Emmanuel Macron, philosophe

- MATTHIEU MÉGEVAND ÉDITEUR ET ÉCRIVAIN

«La politique et la pensée politique se construise­nt dans les plis, pour reprendre une formule de Gilles Deleuze. Les plis de la vie sont les moments où il y a une forme d’opacité assumée. C’est une bonne chose parce qu’on se construit dans l’obscurité. On peut lire, réfléchir, penser à autre chose, être plus en recul, c’est une nécessité.»

Il faut lire le passionnan­t entretien qu’a accordé Emmanuel Macron à l’hebdomadai­re Le 1 (n° 64, 8 juillet 2015) pour comprendre à quel point la philosophi­e imprègne sa pensée et son action politique. Y sont invoqués pêlemêle Aristote, Descartes, Kant, Hegel et, surtout, Paul Ricoeur: le philosophe protestant mort en 2005 demeure en effet la figure tutélaire du nouveau président de la République française.

Et pour cause: en 1999, alors jeune étudiant à Sciences Po, Emmanuel Macron devient l’assistant éditorial de Ricoeur et l’aide à finaliser son ouvrage La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, qui paraîtra l’année suivante au Seuil. Au contact du célèbre exégète, c’est toute sa pensée qui se modifie. «Paul Ricoeur m’a rééduqué sur le plan philosophi­que», confesse-t-il.

En plus de ce dialogue fécond et formateur, Emmanuel Macron a également suivi les cours d’Etienne Balibar, disciple d’Althusser, et a consacré un DEA à Hegel. C’est dire si le parcours de celui dont on retient surtout le passage à la banque Rothschild et au Ministère de l’économie et des finances dépasse la formation classique et technicien­ne des agents de l’Etat, et suppose une profondeur d’analyse inédite pour un homme politique de cette importance.

Mais comment, concrèteme­nt, se maintienne­nt et se manifesten­t les acquis philosophi­ques d’Emmanuel Macron dans sa pensée politique actuelle? C’est auprès de Ricoeur que la filiation semble la plus patente. Olivier Abel, éminent spécialist­e du penseur protestant, souligne l’importance du «et en même temps» qui imprègne l’action politique du nouveau président. «Vouloir par exemple en même temps la libération du travail et la protection des plus précaires, cette manière d’introduire une tension soutenable entre deux énoncés apparemmen­t incompatib­les, est vraiment très ricoeurien­ne», explique-t-il.

C’est ainsi cette volonté de n’être ni de droite ni de gauche, mais «en même temps» l’un et l’autre, non pas au sens de faire fusionner deux entités présumées inconcilia­bles pour les annihiler, mais bien plutôt de les faire dialoguer dans une pensée critique pour en retirer ce qu’il y a de plus fécond, qui marque la démarche d’Emmanuel Macron. Ce pragmatism­e, que certains ont jugé mou, inconsista­nt ou, pire encore, hypocrite, s’inscrit plutôt dans une articulati­on constante entre ce qu’on appelle l’éthique de conviction, c’est-à-dire la volonté utopique et idéale, et l’éthique de responsabi­lité, c’est-à-dire l’applicatio­n réalisable de cette volonté dans l’histoire. «Je ne crois ni à la dissolutio­n de l’éthique dans le politique, sous peine de machiavéli­sme, ni à l’interventi­on directe de l’éthique dans le politique, sous peine de moralisme», disait déjà Ricoeur dans une conférence en 1967. En termes macroniens? Ne renoncer ni à une meilleure flexibilit­é de l’économie (éthique de responsabi­lité) ni au besoin (idéal) d’égalité et de justice sociale pour tous (éthique de conviction).

Autre influence philosophi­que de Ricoeur sur Emmanuel Macron, sa conception de l’histoire et de la culture. Pour le philosophe protestant, en effet, «il faut savoir faire mémoire de toutes les traditions qui se sont sédimentée­s». C’est ce qui semble animer Macron lorsqu’il refuse le débat sclérosant sur l’identité nationale et propose plutôt une vision plurielle des cultures qui l’amène à dire, sous les cris d’orfraie de (l’extrême) droite: «ll n’y a pas une culture française, il y a une culture en France, elle est diverse, elle est multiple.»

C’est la même idée qui l’amène encore à parler de «crime contre l’humanité» à propos de la colonisati­on en Algérie. Paul Ricoeur ne disait-il pas déjà dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli – justement l’ouvrage sur lequel a travaillé Macron – que «le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi»?

Enfin, influence philosophi­que profonde de Ricoeur sur le nouveau président, le libéralism­e: «Si le terme de «libéralism­e politique» pouvait être sauvé du discrédit où l’a plongé la proximité avec le libéralism­e économique, il dirait assez bien ce qui doit être dit: que le problème central de la politique, c’est la liberté; soit que l’Etat fonde la liberté par sa rationalit­é, soit que la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance.» Cette inscriptio­n chez Ricoeur de la liberté comme boussole qui oriente la gouvernanc­e est au coeur du programme – et souvent des discours – d’Emmanuel Macron.

Mais peut-être est-ce dans l’applicatio­n concrète de ce libéralism­e qu’une tension, et sans doute une véritable divergence, entre Ricoeur et Macron intervient. Là où le premier a toujours tenu à ce que le poids de l’économie soit contrebala­ncé par d’autres sphères (culturelle­s, sociales, etc.), le second paraît plus concentré, voire obsédé, par le prisme économique, budgétaire et financier comme principal moteur politique.

Et là où Ricoeur a toujours plaidé pour une dose d’«utopie» qui donne un but à la conduite des affaires humaines, Macron semble opter pour un pragmatism­e plus austère qui exclut tout idéal (réduire le chômage peut-il constituer un horizon ultime d’espérance?).

Sans doute le nouveau président de la République devrait-il ne pas oublier l’une des plus importante­s carences de l’homme moderne, et que Ricoeur avait si bien identifiée: «Si les hommes manquent certes de justice, et d’amour, sûrement, ce dont ils manquent surtout, c’est de significat­ion.»

Ce pragmatism­e, que certains ont jugé mou ou, pire encore, hypocrite, s’inscrit plutôt dans une articulati­on constante entre ce qu’on appelle l’éthique de conviction et l’éthique de responsabi­lité

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