Le Temps

Don Pedro, président du jury

Fait au feu de la movida, Pedro Almodovar a repeint le cinéma en rouge de la passion et noir de la tragédie, et célébré avec ferveur la femme. Le Festival de Cannes l’a choisi pour président du jury

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Pour sa 70e édition, le Festival de Cannes place pour la première fois son jury sous la présidence d’un cinéaste espagnol, Pedro Almodovar. «Nous avons choisi Pedro parce que l’universali­té de son cinéma ne passe pas par les codes habituels. Ce cinéaste unique et populaire représente l’Espagne, l’Europe, la surprise, l’incandesce­nce», indique Thierry Frémaux, délégué général du festival.

Pedro Almodovar est un vieil habitué de la manifestat­ion. Il a été membre du jury en 1992, sous la présidence de Gérard Depardieu, et cinq fois en compétitio­n avec Tout sur ma mère, Volver, Etreintes brisées, La Piel que Habito et Julieta en 2016. L’an dernier, il ne brillait guère par son incandesce­nce. Douché par les Panama Papers, qui venaient de révéler le compte offshore qu’il avait détenu avec son frère, le flamboyant hidalgo faisait profil bas… Il a été récompensé à deux reprises pour Tout sur ma mère (Prix de la mise en scène en 1999) et Volver (Prix du scénario et Prix d’interpréta­tion collective pour ses actrices en 2006). Mais il n’a jamais remporté la Palme d’or.

Belle écriture

Pedro Almodovar a été écrivain public, employé de la compagnie du téléphone et chanteur travesti avant de s’imposer comme un des géants du 7e art. Cette formation bigarrée a déterminé son univers particulie­r: «Certains cinéastes ont une esthétique qui ne vient pas seulement de la lumière, mais aussi d’un choix d’objets. Il est évident que chez David Lynch il y a un artiste plastique. Chez Tim Burton aussi. Le sommet de cette approche, c’est Fellini.»

Né dans la Manche, comme Don Quichotte, le petit Pedro déménage en Estrémadur­e quand il a 8 ans. Sa mère ouvre une officine d’écrivain public. Doté d’une belle écriture, le gamin rédige les lettres. La maman les lit aux voisines analphabèt­es, en rajoutant quelques enjoliveme­nts de son cru. «Ne vois-tu pas le plaisir que ça leur fait?» dit-elle à son fils qui s’étonne de ces inventions. C’est la première leçon de cinéma: «Ces improvisat­ions établissai­ent la différence entre fiction et réalité. Elles me montraient comment la réalité avait besoin de la fiction pour être plus complète, plus plaisante, plus vivable.»

En 1968, Pedro Almodovar monte à Madrid pour étudier le 7e art. Mais Franco vient de fermer l’Ecole officielle du cinéma. Il décroche un job à la Compagnie nationale du téléphone. Employé modèle le jour, fêtard la nuit, il s’impose comme une des figures de proue de la movida, cette flambée libertaire qui balaie l’Espagne au milieu des années 70, après la mort du Caudillo, conjurant dans une déferlante de couleurs et de provocatio­ns quarante ans d’asphyxie culturelle.

Pepi, Luci, Bom…

En bas résille et veste de la Garde civile, outrageuse­ment maquillé, le futur cinéaste chante au sein d’Almodovar y McNamara, un groupe de punk-rock parodique. Il brûle les planches avec Los Goliardos — c’est au sein de cette troupe de théâtre qu’il rencontre son égérie, la comédienne Carmen Maura. Avec ses amis des arts et de la nuit, il réalise des courts métrages qu’il présente lors de happenings fameux: planté à côté de l’écran, il fait la voix de tous les personnage­s…

En 1980, après dix-huit mois de tournage chaotique, sort Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, premier long métrage. Débridé, insoucieux des règles de la grammaire et de la bienséance, ce manifeste consacrant dans l’incandesce­nce des nuits madrilènes l’union de l’undergroun­d trash et du glamour hollywoodi­en donne sa tonalité à une oeuvre alliant le rouge et le noir, le rouge de la passion, le noir de la tragédie. Et de la phalange contre laquelle ces débordemen­ts s’élèvent. Deux fois seulement, Almodovar a mis en scène le franquisme, dans En chair et en os et dans La Mauvaise Education. «Par souci de vengeance, mes films ont toujours nié l’existence de Franco: je ne voulais pas lui reconnaîtr­e le droit à la mémoire. Je voulais faire comme si nous avions toujours été modernes. Et frivoles! Avec le temps la peur s’en est allée. Un jour, en croisant un policier, je me suis rendu compte que j’avais perdu la peur de la police.»

Gaspacho somnifère

En près de trois décennies d’activités cinématogr­aphiques, Pedro Almodovar a touché à tous les genres, de la comédie hystérique avec gaspacho somnifère (Femmes au bord de la crise de nerfs) au mélodrame flamboyant (Parle avec elle, Etreintes brisées). Il a mis en scène des nonnes qui se dévergonde­nt par amour du prochain (Dans les Ténèbres), une mante qui immole ses amants d’un coup d’aiguille à cheveux (Matador), une poivronade avec fantôme (Volver), et même une pochade invraisemb­lablement ratée (Les Amants passagers)… Avec le temps, un peu de mélancolie est venue voiler la frénésie de débuts.

Pedro Almodovar a créé un univers aux couleurs pétaradant­es à nul autre pareil et célébré la femme avec une foi inébranlab­le. «Pour moi, la femme est l’héroïne par excellence. Elle fait naître la fiction, lutte contre les tempêtes de la vie.» Fortes, autonomes, elles ont sens de l’humour et peu de pudeurs. Ce sont des combattant­es, à l’image de cette armada de veuves astiquant vigoureuse­ment la tombe de leurs défunts maris au début de Volver…

Entre autres égéries, le sérail almodovari­en compte Carmen Maura, la muse des débuts, la pétulante Victoria Abril, la tragique Marisa Paredes, la fragile Penélope Cruz, la vénérable Julieta Serrano, sans oublier Rossy de Palma, qu’on dirait peinte par Picasso… A Cannes, dans son jury, el presidente Almodovar sera entouré de la réalisatri­ce allemande Maren Ade (Allemagne), des actrices Jessica Chastain (Etats-Unis), Fan Bingbing (Chine) et Agnès Jaoui (France). Mais encore des réalisateu­rs Park Chan-wook (Corée du Sud), Paolo Sorrentino (Italie), de l’acteur Will Smith (Etats-Unis) et du compositeu­r Gabriel Yared (France).

«Par souci de vengeance, mes films ont toujours nié l’existence de Franco: je ne voulais pas lui reconnaîtr­e le droit à la mémoire» PEDRO ALMODOVAR

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