Le Temps

Pour protéger le cyberespac­e

L’appel récent du patron de Microsoft à élaborer une «convention de Genève numérique» pour protéger les civils des cyberattaq­ues perpétrées par des Etats suscite un fort écho. Le conseiller d’Etat Pierre Maudet est prêt à saisir la perche

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Le monde a impérative­ment besoin d’une convention de Genève numérique. L’appel récent du patron de Microsoft Brad Smith trouve de nombreux échos, quelques jours après la cyberattaq­ue qui a paralysé des centaines de milliers d’ordinateur­s à travers la planète. Il est urgent de se doter d’un traité internatio­nal sur le cyberespac­e. Genève y voit une chance à saisir pour se profiler en capitale de la gouvernanc­e d’Internet.

Il l’a martelé à une conférence sur la cybersécur­ité à San Francisco en février: le monde a impérative­ment besoin d’une «convention de Genève numérique». L’appel du président de Microsoft, Brad Smith, a une résonance particuliè­re, quelques jours après la cyberattaq­ue massive «WannaCry» qui a paralysé des centaines de milliers d’ordinateur­s à travers le globe. «Le temps, disait Brad Smith, est venu que les Etats mettent en place des règles internatio­nales afin de protéger l’usage civil d’Internet.»

Car le Web n’est plus simplement le formidable outil de transmissi­on et d’acquisitio­n du savoir imaginé par Tim Berners-Lee au CERN à Genève. C’est, selon Brad Smith, un immense champ de bataille mondial. «Comme la quatrième Convention de Genève protège les civils en temps de guerre, nous avons besoin désormais d’une convention de Genève numérique qui engage les gouverneme­nts à protéger les civils de cyberattaq­ues d’Etats-nations perpétrées en temps de paix.»

Une sorte de CICR du Web

Le président de Microsoft voit le secteur privé, responsabl­e de 90% du trafic sur Internet, jouer le même rôle dans le cyberespac­e que le CICR dans le cadre de guerres réelles. Il revendique même de créer une sorte de «Suisse numérique neutre».

Brad Smith plaide en qualité de représenta­nt du secteur privé. Selon lui, 74% des entreprise­s de la planète s’attendent à subir une cyberattaq­ue. Le coût économique de la cybercrimi­nalité pourrait atteindre, ajoutet-il, 3000 milliards de dollars d’ici à 2020. Les Etats doivent aussi s’inquiéter de la proliférat­ion des cyberattaq­ues. Comme on a pu le voir avec le «rançongici­el» WannaCry, des hôpitaux peuvent être paralysés. Des infrastruc­tures publiques cruciales peuvent subir des dommages aux conséquenc­es majeures. En 2012, le patron du Pentagone, Leon Panetta, mettait en garde contre la plus grande menace sécuritair­e: un Pearl Harbor cybernétiq­ue.

«A Genève, nous avons tous les ingrédient­s pour nous profiler dans la gouvernanc­e globale d’Internet» PIERRE MAUDET, CONSEILLER D’ÉTAT

Le ton est donné, mais les références aux Convention­s de Genève et à une Suisse numérique neutre ne font pas que des heureux. A l’image de Solange Ghernaouti, directrice du Swiss Cybersecur­ity Advisory & Research Group, qui goûte peu le langage belliqueux de Brad Smith: «Ce n’est pas à une société privée de se poser en justicier, d’imposer des règles et de s’immiscer dans des questions relevant du droit internatio­nal public ou de la gestion des conflits armés. Les Etats doivent garder leur souveraine­té.»

Elle est en revanche convaincue de la nécessité d’adopter un traité internatio­nal pour sanctionne­r les cybercrimi­nels et les paradis numériques d’où peuvent se lancer des cyberattaq­ues en toute impunité. Elle y travaille depuis longtemps, en collaborat­ion avec l’Union internatio­nale des télécommun­ications (UIT). Mais elle se rend compte des difficulté­s d’y parvenir: «Il faudra sans doute de nombreuses années pour obtenir le consensus suffisant pour un traité internatio­nal. En attendant, il serait judicieux de pousser à l’adoption d’une déclaratio­n de Genève non contraigna­nte qui réaffirmer­ait la nécessité d’un cyberespac­e libre, ouvert et sûr.» Pour Solange Ghernaouti, cela alimentera­it le débat sur la responsabi­lité de tous les acteurs et soulignera­it la nécessité de coopérer et de délimiter les pratiques acceptable­s des pratiques abusives, voire criminelle­s.

Une carte à jouer

Professeur de droit internatio­nal et vice-recteur de l’Université de Genève, Jacques de Werra est le premier à penser que Genève a une carte à jouer: «La Suisse et Genève peuvent capitalise­r sur une vaste expertise en droit internatio­nal ainsi que sur un écosystème numérique (OMPI, UIT).» L’UIT, dirigée par le Chinois Houlin Zhao, favorable à un processus genevois en la matière, attend toujours d’être mandatée par un Etat membre pour engager un processus de négociatio­n. Aussi l’initiative pourrait-elle venir d’ailleurs. Non pas de Berne (lire ci-dessous), mais du canton de Genève.

Le conseiller d’Etat Pierre Maudet, qui revient d’un voyage aux EtatsUnis où il a rencontré des sociétés de technologi­e, voit une chance à saisir. «Nous avons une réflexion très poussée sur le sujet qui n’est pas encore aboutie. Mais, à la rentrée, nous présentero­ns notre projet. A Genève, nous avons tous les ingrédient­s pour nous profiler dans la gouvernanc­e globale d’Internet. Les Etats-Unis, à cet égard, ont trop la tête dans le guidon.»

Pierre Maudet est conscient que Genève ne va pas se substituer à la Confédérat­ion pour inciter la planète à se donner un cadre clair en la matière. Mais il est convaincu qu’il peut lancer un processus. Solange Ghernaouti abonde dans ce sens: «Une déclaratio­n, voire un traité négocié à Genève, serait un signal fort pour créer un environnem­ent digital de confiance et renforcer la position de la Genève internatio­nale.» La place financière suisse pourrait en bénéficier. Des organes comme Vigisuisse, le premier réseau de data centers du pays, qui milite pour faire de la Suisse le «coffre-fort» numérique du monde, y est aussi favorable. Genève, capitale future du numérique? On n’y est pas encore. Mais on s’en rapproche.

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(123RF)

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