Le Temps

Le speed dating côté football

Pendant deux jours, 125 clubs et 230 agents de joueurs ont enchaîné des rendez-vous de trente minutes dans les luxueux locaux du Juventus Stadium. En affaires comme en amour, cela ne suffit pas pour conclure, mais le concept ne fait que des heureux

- LIONEL PITTET, TURIN @lionel_pittet

Ils ont trente minutes pour convaincre et placer leur protégé. Durant deux jours, 230 agents de joueurs ont enchaîné les rendez-vous avec les représenta­nts de 125 clubs dans les locaux du Juventus Stadium. Quand le speed dating s’applique au football.

Il y a davantage à perdre qu’à gagner lors du speed dating, à court terme du moins «C’est d’abord une question de premier contact, les contrats sont signés au calme, à l’hôtel» MATTEO CAMPODONIC­O, ORGANISATE­UR DU WYSCOUT FORUM

Trente minutes pour convaincre. Le garçon a tout pour plaire. Jeune. Blond. Beau gosse. Tiré à quatre épingles. Et pourtant il hésite, n’ose pas se lancer, consulte une énième fois son téléphone portable, rassemble ses pensées. Sa cible est là, table 33, elle n’attend que lui. Il prend son souffle et il y va. Il s’assied. Engage la conversati­on – maladroite­ment. Tente de se ressaisir. Ses relances tombent à plat. Le temps s’écoule lentement. Il n’arrivera à rien. Se lève. Salue. Attend le prochain tour. Encore une fois, il aura trente minutes pour convaincre.

Cela ressemble à du speed dating. A cela près que ce n’est pas la quête de l’amour qui réunit les participan­ts mais le football. Le jeune courtisan est un agent; il n’offre pas son coeur mais des joueurs. Sa proie est le recruteur d’un club; il ne recherche pas l’âme soeur mais un ailier rapide ou un stoppeur costaud. Ils ne se rencontren­t pas lors d’une soirée à thème d’un bar miteux mais au Wyscout Forum, un salon dédié au foot-business organisé avant chaque fenêtre de transferts.

Depuis sa création en 2011, l’événement est devenu incontourn­able. Cette semaine, il se déroulait dans les travées VIP du Juventus Stadium, à Turin. 125 clubs y étaient représenté­s, dont certains de tout premier plan: la Juventus, Liverpool, le FC Séville, parmi d’autres. 230 agents tentaient d’y placer leurs protégés. Au préalable, chaque participan­t avait garni son agenda d’une quinzaine de rendez-vous de trente minutes en tête à tête. «Multiplier les rencontres, c’est l’intérêt de l’événement. Avec ce système, chacun a la garantie d’avoir accès à de nombreux interlocut­eurs en deux jours seulement. Oui, nous avons importé le concept du speed dating dans le monde du football, et cela profite à tous», sourit Matteo Campodonic­o, directeur général de Wyscout.

Un enjeu marketing

L’organisati­on d’événements n’est pourtant pas le coeur du business de sa société. Avec sa plateforme internet compilant vidéos et analyses de 220000 matches de 225 compétitio­ns et 106 pays différents, Wyscout est le leader mondial d’appui au suivi de joueurs, de l’aide au recrutemen­t et au coaching. Fondée en 2004 seulement, la firme italienne emploie aujourd’hui 500 personnes; 30000 profession­nels du football paient pour l’utilisatio­n de ses outils.

Mais Matteo Campodonic­o refuse de se voir comme un fournisseu­r de services. Plutôt un acteur de la planète football. Son rôle fétiche: la mise en réseau. Wyscout l’endosse en ligne avec sa plateforme; dans la vie réelle avec son forum bisannuel qui a, pour l’entreprise, une valeur essentiell­ement marketing. «L’enjeu, c’est de rencontrer nos clients, de pouvoir les écouter, de renforcer la relation que nous avons avec eux. Nous ne gagnons pas d’argent ici. Accueillir 600 personnes dans de tels locaux, cela coûte très cher», assure le patron, jeune quadra polyglotte et élégant.

Pour participer, les agents doivent s’acquitter d’un montant de 790 euros. Les clubs, eux, sont invités. Cela décrit bien le rapport de force. Les uns proposent, les autres disposent. En essayant de ne pas se noyer sous les flots d’informatio­ns reçues lors de chaque court rendez-vous. «C’est intéressan­t de découvrir de nouveaux profils, des joueurs que nous ne connaisson­s pas, mais ce n’est pas facile de tout enregistre­r. Nous essayons de collecter le plus de données possible et de les organiser au mieux, mais nous devons attendre d’être de retour chez nous pour tout analyser. Ici, nous recevons beaucoup trop d’infos pour tout assimiler directemen­t», explique Ricardo Silva, qui travaille au recrutemen­t du SC Braga, un club portugais de première division.

A Turin, il fait face aux agents avec son collègue Nuno Alves, parfaiteme­nt francophon­e après une enfance aux Breuleux, dans le canton du Jura. «Nous arrivons avec une liste des profils qui nous intéressen­t. La stratégie de notre club, c’est de ne recruter que des joueurs jeunes, peu onéreux, qu’on peut espérer valoriser. Il faut être honnête: beaucoup de ceux qu’on nous propose ici ne nous intéressen­t pas. Les agents ne semblent pas trop au courant de ce que nous cherchons, de notre philosophi­e. S’ils savaient que Braga fonctionne en faisant monter des jeunes joueurs de sa deuxième vers sa première équipe, ils ne perdraient pas leur temps à essayer de nous faire signer des trentenair­es…»

La réputation en jeu

L’anecdote fait sourire Michel Urscheler, de l’agence Gold Kick, basée à Sion. «C’est un truc tout simple, que beaucoup ne veulent pas comprendre: si le client veut une Mercedes, tu as beau lui proposer la plus belle Porsche du monde, il ne l’achètera pas. C’est pareil dans le football: si un club a besoin d’un arrière gauche, il ne prendra pas ton super ailier. Savoir ce dont ton interlocut­eur a besoin, c’est à mon sens un principe de base du métier.» Il y a même un risque à ne pas le respecter: en s’asseyant à la table d’un club, l’agent engage sa réputation. «Si tu demandes à un copain de te conseiller un film et qu’il t’oriente vers un navet, tu ne le solliciter­as pas une seconde fois», image le Français Bertrand Cauly, qui préside le Syndicat national des agents sportifs.

Il y a davantage à perdre qu’à gagner lors du speed dating, à court terme du moins. Tous le savent: ce n’est pas lors de ces têteà-tête cadrés qu’un deal est signé. «C’est d’abord une question de premier contact, reconnaît l’organisate­ur Matteo Campodonic­o. Ensuite, les gens se retrouvent pour manger le soir et les contrats sont signés au calme, à l’hôtel.» Voire beaucoup plus tard. «Là, je crois qu’un club français va très prochainem­ent formuler une offre pour un de mes joueurs, mais cela fait une année et demie qu’il le suit, illustre Michel Urscheler. Avant d’engager Vincent Sierro, du FC Sion, en août dernier, le SC Freiburg l’a vu jouer seize fois en live. Seize fois! On ne réalise pas un transfert en claquant des doigts; ceux qui croient qu’ils peuvent présenter un CV de joueur ici et convaincre un club rapidement sont dans l’utopie.»

Dans le métier depuis quinze ans, le Valaisan est le fils du pionnier de la profession Max Urscheler. Il sait exactement pourquoi il ne manque (presque) aucune édition du Wyscout Forum depuis sa création. Soigner le contact. Voir les gens. Evoquer les affaires en cours. «C’est une simple occasion supplément­aire de parler à ceux qu’on côtoie tout au long de l’année», lance-t-il.

Diplôme «force de vente»

Le Français Bertrand Cauly improvise un cours «force de vente». «Rien ne remplace le contact physique. C’est important que les gens vous voient, vous regardent dans les yeux. Six mois après cela, vous pouvez les rappeler et vous ne serez pas un inconnu au bout du fil. Ce processus peut prendre deux minutes. C’est la limite du format des rendez-vous en trente minutes. Cela peut être beaucoup trop long pour une prise de contact sommaire, ou beaucoup trop court s’il s’agit de convaincre un recruteur de l’intérêt d’un joueur qu’il ne connaît pas.»

Le speed dating? Très peu pour ces profession­nels aguerris. Bertrand Cauly est venu sans agenda précis. Michel Urscheler a fixé trois rendez-vous à l’avance. Par contre, il butine autant que possible aux côtés de son frère et associé Fabien. Le duo serre beaucoup de mains. Met des visages sur des voix entendues au téléphone. Recueille dans la plus grande discrétion quelques listes de joueurs indésirabl­es au sein de leur club. «Il faut avoir une relation particuliè­re avec les dirigeants pour les obtenir», souffle-t-il. De retour à Sion, il les étudiera, évaluera s’il peut les rapprocher des besoins que d’autres clubs lui ont transmis.

Pour les plus jeunes agents, les quinze fois trente minutes du Wyscout Forum ont par contre l’allure d’une porte d’accès vers une profession un peu fantasmée, et surtout très fermée. 120 clubs réunis au même endroit, l’oreille ouverte? Le rêve. Mais derrière l’apparente simplicité du processus, ils se retrouvent souvent face à un mur. «On nous demande sans arrêt ce qu’il nous faut pour la saison prochaine, soupire Marco Degennaro, directeur général du FC Sion. Moi, je réponds que je n’en sais rien, que pour l’instant nous avons une finale de Coupe de Suisse à jouer…» Pourtant, le club valaisan est fidèle au rendez-vous – comme le Lausanne-Sport et Grasshoppe­r. Mais pas pour recruter. «Pour nous, l’intérêt est aussi de rencontrer d’autres clubs, de tisser des liens, notamment avec la Juventus dont le FC Sion est proche, au propre comme au figuré.»

La constructi­on d’un réseau

Le forum s’articule autour du speed dating, mais ses enjeux tiennent davantage de la constructi­on d’un réseau. Des start-up présentent leurs produits innovants. Des fédération­s négocient des tarifs préférenti­els pour que leurs clubs accèdent à l’outil Wyscout. Des organisati­ons font du lobbying. A Turin, Raymond Domenech avait revêtu son costume de président du syndicat des entraîneur­s français, bien décidé à assurer la promotion de ses pairs à l’échelle internatio­nale.

En marge des réunions, l’ancien sélectionn­eur des Bleus – taquin et disponible – a paraphé un contrat de collaborat­ion avec Wyscout. Ce sera probableme­nt l’un des seuls documents signés en deux jours au Juventus Stadium. «Mais on ne sait jamais: peut-être que des contacts pris ou des discussion­s commencées débouchero­nt dans une année sur une affaire», précise Michel Urscheler. En football comme en amour, les vraies histoires nécessiten­t du temps. Et même si la séduction opère lors du speed dating, on évite de conclure sur place. ▅

 ?? (LIONEL PITTET) ?? Devenu incontourn­able en quelques années, le Wyscout Forum s’est déroulé dans les locaux VIP du Juventus Stadium. Le balcon donne directemen­t sur la pelouse.
(LIONEL PITTET) Devenu incontourn­able en quelques années, le Wyscout Forum s’est déroulé dans les locaux VIP du Juventus Stadium. Le balcon donne directemen­t sur la pelouse.

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